Abbaye
royale de La Bénisson-Dieu
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Mise à jour |
L'archéologie
et l'art à l'abbaye cistercienne de la Bénisson-Dieu
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UNE
FONDATION CISTERCIENNE EN ROANNAIS
CONSTRUCTION
DES GRANGES ET DU MONASTÈRE
PLAN
DES BATIMENTS CONVENTUELS
LE
BAS-BRIONNAIS FORÉZIEN AU XIIe SIÈCLE
L'ÉGLISE
DE LA BÉNISSON-DIEU. – ARCHITECTURE
L'ÉGLISE
DE LA BÉNISSON-DIEU. – MOBILIER
I.
- ASPECT INTÉRIEUR A L'ÉPOQUE ROMANE
L'ÉGLISE
DE LA BÉNISSON-DIEU. – DÉCORATION
L'ÉGLISE
DE LA BÉNISSON-DIEU. - TRESOR ET PIERRES TOMBALES
ous sommes au XIIe siècle. La civilisation carlovingienne a été frappée
par les dévastations normandes, par les violences d'une féodalité barbare,
par l'affaiblissement du pouvoir royal. A l'approche de l'an mil, il semble
qu'elle va périr.
Mais au milieu de 1a misère générale, en face de l'instabilité
de ces temps si troublés, la grande voix de l'Eglise ne cesse de prêcher
aux puissants et aux peuples le renoncement, la charité, le travail et la
paix. Et cette voix est entendue.
Guillaume, comte d'Auvergne et duc d'Aquitaine, déclare,
en tête de la mémorable charte par laquelle il fonde, en 910, l'abbaye de
Cluny, qu'il entend se conformer, lui et les siens, à ces deux préceptes
des Ecritures : Les richesses de l'homme
sont la rédemption de son âme. - Faites-vous des amis parmi les pauvres.
Il clôt ce solennel testament par ces fières paroles : « Fait publiquement dans la ville de Bourges
[1]
».
Cet exemple est suivi, et de toutes parts, sur notre sol de France,
dans nos provinces d'Auvergne, de Forez, de Lyonnais et de Bourgogne, s'ouvrent,
pour les pauvres et pour les opprimés, des refuges plus paisibles, plus
sûrs que le voisinage des forteresses féodales.
L'institut monastique groupe, coordonne les forces vitales d'une
société déréglée, et pour sauver la civilisation, ne redoutant ni menaces
ni violences, il met résolument en pratique la loi chrétienne que résument
les trois mots fameux de fraternité, égalité et liberté, dont il
réalise l'esprit. C'est ainsi qu'il offre aux maladies de l’âme la prière
et l'internelle consolacion, aux besoins de
l'intelligence l'étude dans la cellule et dans l'école, aux souffrances
matérielles l'aumône, au chômage de l'ouvrier, le travail, et l'hospitalité
de jour et de nuit à la fatigue du voyageur. Par la vie commune du cloître,
où ne pénètrent ni les privilèges de rang ou de fortune, ni les distinctions
de serf ou d'homme libre, il détruit les haines, il réhabilite la dignité
humaine méconnue. Et l'administration conventuelle, dont l'élection forme
la base. contient en germe l'organisation des municipes, la liberté des
communes.
Mais ces institutions de moralisation et de réforme sociale
ne peuvent vivre sans la concorde et la paix du dehors. Ici encore l'Eglise
saura et pourra seule mettre un terme aux interminables et sanglantes luttes
féodales. La Trève de Dieu, proposée par un abbé de Cluny, commence cette
œuvre d'apaisement qu'achève, cinquante années plus tard, le sublime élan
de la première croisade, provoqué par un pauvre moine de Saint-Rigaud, près
de Charlieu.
Vienne maintenant l'aurore du XIIe siècle. Elle verra s'accomplir
le grand mouvement social et artistique de notre première Renaissance française,
sous la conduite de saint Hugues, de saint Bernard, de l'abbé Suger, le
sage et libéral ministre de Louis le Gros, et de Pierre le Vénérable, l'idéal
du moine. L'émancipation politique du tiers état sera contemporaine d'une
merveilleuse floraison architecturale, procédant des écoles clunisiennes,
et 1a prospérité matérielle va s'affirmer après la mort de saint Louis,
par un chiffre de villages et de population qui ne sera plus dépassé jusqu'à
la veille de 1789
[2]
.
Notre pays de Roannais était spécialement appelé à prendre une large
part à ce magnifique réveil. Par ses relations nécessaires et fréquentes
avec les foyers d'activité intellectuelle et sociale de Cluny, de Fontevrault,
de Savigny, de Marcigny, de Saint-Menoux, de Saint-Michel-de-la-Cluse, dont
relevaient ses nombreux prieurés, par la présence de ses deux antiques abbayes
d'Ambierle et de Charlieu devenus en plein XIe siècle d'importants ateliers
artistiques et industriels, grâce aux travaux d'architecture et de décoration
monumentale qu'y faisait exécuter saint Odilon
[3]
. Il était
depuis longtemps initié aux idées de progrès et de civilisation. Puis, en
1095, n'avait-il pas été le premier à frémir d'enthousiasme au cri de «
Dieu le veut » poussé par Pierre l'Ermite, quand cet apôtre de la première
croisade, se rendant à Clermont où l'appelait le pape Urbain, dut suivre
la voie qui de Charlieu tendait à Vichy par Saint-Germain-Lespinasse.
Ce sol, en majeure partie d'ailleurs couvert
de forêts et de terres incultes était donc tout préparé pour recevoir une
colonie de ces soixante mille moines blancs que saint Bernard, durant les
vingt-cinq années qui suivirent le solennel chapitre de 1119, disséminait
« du Tibre au Volga, du Mançanarès à la Baltique » , pour relever
la condition si misérable encore du peuple des campagnes, en créant des
centres agricoles dans les solitudes, les bois et les marécages.
Cluny s'était donné
la mission d'opérer la transformation
intellectuelle et artistique de l'Europe occidentale; Cîteaux allait
réaliser sa transformation économique par la réhabilitation
de l'agriculture et par le travail manuel.
II
Aucun texte authentique n'étaye cette tradition. Ce qu'il
y a de certain, c'est qu'une inscription, aujourd'hui disparue et consciencieusement
relevée par La Mure, au-dessus de la porte de l'abbaye, plaçait au 29 septembre,
au 3 des calendes d'octobre 1138, la date de la fondation de cet établissement.
En ce jour, fête de saint Michel, la petite colonie de douze, moines envoyée
de Clairvaux sous la conduite d'Albéric, un des fils chéris de saint Bernard,
dut s'installer dans les prairies et les bois de la Chassagne et du Flaché,
territoires qui leur étaient concédés par deux seigneurs voisins, Girin
de Bonnefont et Ponce de Pierrefitte.
Nous n'avons pas à raconter ici quel rôle considérable
échut à la nouvelle abbaye jusqu'au XVIe siècle, quelles firent ensuite
ses vicissitudes jusqu'aux décrets révolutionnaires de 1790. L'histoire,
au surplus, en a été faite, savante et aussi complète que le pouvait permettre
la destruction à jamais regrettable du riche chartrier de nos Bénédictins
[5]
. Mais, au début de cette étude monographique, se dresse l'importante question
de l'âge des constructions primitives encore debout aujourd'hui. Cette date,
nous ne la connaissons pas, nous ne la posséderons peut-être jamais, et
il convient de l'établir au moins approximativement, soit par synchronismes
historiques, soit par indications architecturales.
Tout d'abord il est inadmissible que l'ensemble des bâtiments
abbatiaux, dont la grandiose église, seul débris subsistant, révèle suffisamment
l'importance, ait pu être édifié dans les premiers temps qui suivirent la
fondation. Car ce furent des années de dénuement absolu et de difficultés
matérielles des plus graves. Tous les textes le prouvent « Les religieux de la Bénisson-Dieu sont pauvres
et vivent parmi les pauvres » écrivait saint Bernard en 1140 à
Foulques, archevêque de Lyon, dont il sollicitait la protection
[6]
. Quarante années plus tard, en 1179, l'abbaye n'était encore qu'une misérable
installation dans le genre du monastère de bois de la vallée d'Absinthe
des premiers Cisterciens, une pauvre petite maison, paupercula domus.
C'est
ainsi qu'elle est désignée dans une supplique qu'adresse en sa faveur au
pape Alexandre III le moine Henry, successivement abbé d'Hautecombe et du
Clairvaux.
Or, dans cet intervalle, l'histoire ne cesse pourtant d'enregistrer,
surtout à partir de 1160, de très considérables donations faites à la nouvelle
maison par le comte Guy II, par les vicomtes de Mâcon et une foule d'illustres
personnages foréziens
[7]
. II semble difficile, à priori, de concilier avec ces libéralités l'état
précaire de la paupercula domus de 1179; mais la contradiction n'est qu'apparente,
et il est facile de le démontrer.
Comme toutes les filles de Cîteaux, la Bénisson-Dieu, aux
deux premiers siècles de son existence, fut à la fois un asile de prière
et un vaste établissement agricole. Ses propriétés, conformément aux institutions
et coutumes de l'ordre, étaient, au fur et à mesure de leur avènement, divisées
en exploitations indépendantes, souvent isolées à de grandes distances,
et pourvues chacune d'une installation nommée grange, cellier, ou simplement
villa, métairie, si ses revenus étaient insuffisants pour l'entretien de
treize frères ou religieux. Le texte des constitutions cisterciennes est
formel : « Des granges ou métairies seront réparties sur le sol possédé
par l'abbaye; leur culture est confiée aux frères convers, aidés par des
valets de ferme..... Les animaux domestiques devront être propagés autant
qu'ils ne sont qu'utiles ..... Les troupeaux de grand et de petit bétail
ne s'éloigneront pas à plus d'une journée des granges, lesquelles ne seront
pas bâties à moins de deux lieues de Bourgogne l'une de l'autre
[8]
. »
La grange cistercienne des XIIe et XIIIe siècle n'est pas
le prieuré clunisien, véritable petit monastère avec cimetière, chapelle
et cloître, desservi par une communauté de moines à résidence fixe. C'est
une grande ferme, centre d'opérations agricoles et industrielles, habitée
temporairement au temps de la récolte par des religieux profès et d'une
façon continue par des frères convers, assujettis à la règle, mais non revêtus
des fonctions sacerdotales et travaillant sous la direction d'un religieux
qui a le titre de maître et de frère hospitalier. Car, dans toutes les granges,
l'hospitalité la plus large attend le voyageur à toute heure. « A cet effet,
une lampe brûle toute la nuit dans une petite niche pratiquée au-dessus
ou a côté de la porte. comme un fanal pour guider le pèlerin et ranimer
son courage.»
Quant au cellier, c'est aussi une institution spéciale.
A. Lenoir, dans son Architecture monastique, donne la description des celliers
ordinaires des abbayes, qui sont des magasins de provisions de toute espèce,
ordinairement situés sur une des faces du cloître et comportant souvent
plusieurs étages. Le cellarius, cellerier, plus tard 1e procureur, avait
soin du cellier et veillait à la nourriture en général
[9]
.
Mais le cellier cistercien des XIIe et XIIIe siècles est
un établissement indépendant
et
le plus souvent éloigné de l'abbaye, offrant la même organisation intérieure
que la grange, dont il diffère seulement en ce qu'il est une installation
viticole et non agricole. On le crée dans les pays vignobles; et le premier
cellier organisé par la Bénisson-Dieu fut celui de Villerêt (de Villareto), bâti dans les dernières
années du XII siècle, sous le troisième abbé Hugues, pour l'exploitation
des vignes situées au lieu de Limand (Limandum),
aujourd'hui «fdes Moines », à l'est
du bourg et sous l'église
[10]
.
Les convers, qui peuplent la grange ou le cellier de Cîteaux,
labourent, moissonnent, font les vendanges et les vins, élèvent d'immenses
troupeaux, pratiquent l'irrigation, le drainage, et fréquentent les marchés
et les foires quand la distance n'exige pas plus de trois jours d'absence.
Mais ils ne sont pas seulement cultivateurs, il y a frères meuniers, les
frères brasseurs, les boulangers, les corroyeurs, les tuiliers, les tisserands,
les charpentiers, les maçons, les serruriers... Chaque compagnie a un contre-maître,
et le moine directeur de la grange a la surveillance générale, organise
et distribue tous les travaux
[11]
.
Dès le milieu du XIIIe siècle, le nombre
des frères deviendra insuffisant. Il faudra leur adjoindre des mercenaires
séculiers, des valets de ferme comme l'avait prévu la constitution primitive;
et c'est ainsi que l'ordre de Cïteaux, par le travail manuel, enlèvera des
milliers de bras à 1a guerre et à l'oisiveté pour remplir ses huit ou dix
mille fermes-écoles.
Cette organisation statutaire de tous les établissements
cisterciens fut celle de la Bénisson-Dieu. Et, si l'on considère en outre
que les plus importantes concessions de territoire qui lui advinrent dans
le principe étaient faites ad opus
grangiae
[12]
, ad faciendam grangiam
[13]
, sous la
condition de l'édification d'une grange, on en conclura nécessairement que
toutes ses ressources durent être exclusivement appliquées pendant les premiers
temps, à ces constructions rurales.
C'est en effet ce qui eut lieu. Et alors qu'en 1179 l'abbaye
n'était encore que la chétive demeure signalée par l'abbé Henry, elle possédait
déjà les riches granges de la Chassagne (Cassania)
et du Flaché (Flacheio) dans
le voisinage du couvent, celle de Linas (Delina)
sous le village de Mably, de Rioux (de
Rivis) entre Nervieux, Saint-Sulpice, Sainte-Foy et la rivière d'Aix
[14]
, sans parler de la villa ou métairie
de la Regardière, avec ses immenses pâturages sur les hautes montagnes de
Sauvain (les chals de Salvayng) et
de Pierre-Bazane, en Forez; sans parler encore des granges situées sur les
confins du Velay, au-delà de Saint-Bonnet-le-Château, mentionnées par l'abbé
Henry, en 1179, dans sa supplique au pape Alexandre$III.
A cette époque, c'est-à-dire à partir de 1180, commence
l'ère de prospérité. Le travail, les privations accumulent un capital que
ne cessent d'accroître de nouvelles concessions, à Bigny, à Montaiguet,
à Saint-Paul-de-Vezelin et à Villerêt
[15]
. D'autre part, la foule des religieux, convers ou oblats, s'augmente de
plus en plus, jusqu'à atteindre 1e chiffre de cinq cents dans les dernières
années du XIIe siècle; les bâtiments primitifs sont insuffisants, et leur
reconstruction est devenue nécessaire et urgente. On peut supposer qu'elle
était achevée vers 1200 ou 1201, date de l'arrivée, en qualité de frère
donné à la Bénisson-Dieu, du pieux comte
Guy II, qui s'en intitule souvent le véritable fondateur, et qui venait
de résigner entre les mains de son fils le gouvernement du comté
[16]
. Elle était, en tous cas, très certainement terminée en 1210, puisqu'en
cette année avait lieu l'inhumation de ce comte dans la salle capitulaire,
où son tombeau était encore intact au milieu du XVIIe siècle, quand La Mure
en releva la curieuse épitaphe
[17]
.
Quant à l'église en particulier, sa construction avait
dû précéder celle de tous les bâtiments conventuels ou de service, dont
l'emplacement était, suivant le programme de Cîteaux, déterminé par celui
de l'église, comme on le verra plus loin. On doit la considérer comme un
ouvrage des vingt dernières années du XIIe siècle; assignation que confirme
l'étude monographique du monument.
III
Le tableau est saisissant.
Le voyageur ému s'arrête devant cette grandiose épave de
la maison cistercienne de la Bénisson-Dieu; et son esprit évoque le passé
de huit siècles de cet asile de paix, où tant de morts illustres dorment
maintenant abandonnés, qui auraient voulu y reposer entourés d'encens et
de prières, où passèrent des légions de moines venant demander à la pénitence,
au travail, la consolation intérieure et la préparation pour le terrible
et inévitable passage!
Les murs peu élevés qui entouraient le monastère, ses dépendances
et ses jardins sont encore debout. L'église, avec son merveilleux comble,
coloré comme un tapis d'Orient occupe toujours l'angle méridional de cette
vaste enceinte. Mais i1 ne reste absolument rien des bâtiments conventuels,
dont l'importance et les dispositions nous sont heureusement révélées par
de précieux documents iconographiques des XVeme et XVIIeme siècles.
Ces
dispositions étaient d'ailleurs prévues et imposées par la règle cistercienne.
On les trouve expressément définies dans la constitution de l'ordre, rédigée
par saint Bernard et dix autres abbés, lors du premier chapitre général
de Cîteaux, et promulgués en 1134 sous le titre d'Instituta
capituli generalis. Elle comprenait quatre-vingt sept articles, et fut
toujours considérée comme un chef-d'oeuvre d'organisation. On y lit ces
prescriptions : « Le monastère sera construit de telle façon qu'il réunisse
dans son enceinte toutes les choses nécessaires, savoir : l'eau, un moulin,
un jardin, des ateliers pour divers métiers, afin d'éviter que les moines
aillent au dehors..... » De là l'usage constant d'installer les établissements
de l'ordre, non dans les lieux mais dans les vallons, sur le bord d'un cours
d'eau, qui procurait à la fois l'irrigation pour la culture et la force
motrice pour les usines.
L'emplacement
du monastère une fois choisi, on édifiait l'église à l'extrémité de l'enceinte
opposée à la rivière, et l'intervalle était réservé, aux bâtiments conventuels,
dont le plan d'ensemble comportait plusieurs sections indépendantes, bien
que juxtaposées.
Au collatéral et au chevet de l'église était adossé le
cloître avec toutes ses dépendances, composant la clôture des religieux
profès. Près du porche fermé et de l'entrée de l'abbaye, on installait la
maison abbatiale, l'hôtellerie et les logements des frères. Plus loin étaient
disposés sans ordre, sans symétrie, en raison du terrain et du voisinage
du cours d'eau, les cuisines, les granges et celliers, puis les étables
et les usines.
Ces dispositions générales, qui se retrouvaient invariablement
dans toutes les créations cisterciennes des XIIe et XIIIe siècles, et dont
les abbayes secondaires de Pontigny en Auxois et de Vaux-de-Cernay près
de Paris, offraient des types complets
[18]
, furent scrupuleusement suivies à la Bénisson-Dieu. Nous en avons la preuve
dans les témoignages matériels encore visibles sur les lieux, dans quatre
dessins exécutés d'après nature, l'un par Guillaume Revel au milieu du XVe
siècle, les trois autres en 1618 par Etienne Martellange, architecte du
collège de Roanne, dans une peinture à la colle, datée de 1646 qui se voit
encore, bien que fort endommagée sur une des parois de la sacristie de l'église
[19]
.
La petite plaine, choisie pour l'emplacement du monastère,
était bordée au nord par la Tessonne, qui coule de l'ouest à l'est. Les
dépendances industrielles devant être installées près de la rivière, l'église
fut d'abord construite à l'opposé, c'est-à-dire à l'extrémité méridionale,
et le cloître, qu'il fallait placer forcément entre la rivière et l'église,
ne put être bâti qu'au nord de la nef. Cette orientation septentrionale
était contraire aux usages de l'architecture monastique, mais elle est prouvée
par les renseignements matériels les plus décisifs.
La muraille de l'église montre encore, en effet, malgré
les réparations faites il y a deux ans, les trous de chevronnage pour le
toit de la galerie qui lui était adossée. La porte à puissant linteau renforcé,
qui faisait communiquer le cloître avec le chœur,
La
Bénisson-Dieu en 1646, d'après une peinture murale de la Sacristie.
Quant au croquis de G. Revel, il donne
vraisemblablement la représentation des constructions primitives, c'est-à-dire
antérieures à 1210. Cela semble résulter en effet de la forme plein cintre
des portes et des baies, du détail des toitures, de la pyramide polygonale
en pierre du clocher... Dans les dessins de 1618, c'est le même plan général,
mais avec la surélévation des combles, avec les meneaux en croix des fenêtres
et les adjonctions de la tour d'angle du nord et du clocher encore debout.
La reproduction photographique des quatre
précieux dessins est jointe à ce mémoire, ainsi qu'une copie prise en 1872,
par M. de Paszkowicz, de la peinture de la sacristie, qui, depuis une dizaine
d'annees, a subi de graves altérations équivalant à une destruction partielle.
et à côté de laquelle fut installé, en 1223, l'enfeu d'Alice, comtesse de
Forez, existe toujours telle que La Mure l'a décrite
[20]
. Quant au préau, Izerbarium, compris
entre les quatres galeries, son emplacement ne peut étre mis en doute, car
le puits symbolique est toujours en place. Toutefois, la grande distance
de ce puits à l'église peut peut donner à croire qu il ne fut pas établi,
suivant l'ancien usage, au centre du préau, mais sur le bord du promenoir
nord. Cette disposition était une amélioration adoptée pour la commodité
des moines qui venaient y faire leurs ablutions, et elle devint fréquente
à partir du XIIIe siècle. On en trouve un exemple dans le cloître du prieuré
de Charlieu, qui est un ouvrage de la fin du XVe siècle
[21]
.
Les bâtiments claustraux
entouraient le cloître, suivant l'usage invariable. Celui qui continuait
le transsept carré de l'église, renfermait au rez-de-chaussée: d'abord la
sacristie puis la salle du chapitre, le parloir, locutorium, destiné aux entretiens exceptionnels
des moines habituellement tenus au plus absolu silence, et enfin le chauffoir
commun, pyrale, où les religieux,
transis pendant 1'office matutinal, venaient se réchauffer avant de se rendre
aux travaux du dehors.
Le dortoir était au premier étage. On le plaçait. ainsi
dans le voisinage immédiat afin de faciliter aux moines l'accès du choeur
pour les offices de la nuit. L'infirmerie, le réfectoire, les cuisines et
le cellier fermaient le cloître du côté nord. Ils occupaient, dès la fin
du XVe siècle, le vaste bâtiment à deux étages et à comble élevé que Martellange
nous montre flanqué, à l'un de ses angles, d'une tour ronde surmontée d'un
hourd et d'un lanternon de guetteur, et, à l'autre, d'un large pavillon
quadrangulaire saillant muni d'une échauguette en charpente.
Sur le côté occidental de la clôture, en dehors d'elle,
et au-delà de la façade de l'église, se trouvaient le logis abbatial, celui
des hôtes et des frères, qui, tout à fait séparés, des profès, pénétraient
dans l'église, comme le voulait la règle, par une porte spéciale placée
latéralement au commencement de la nef. Cette porte existe toujours; on
l'a murée pour y adosser un confessionnal. Sur les dessins de Martellange;
l'abbatial est cette haute construction rectangulaire, à contreforts et
à galerie supérieure en encorbellement, qui vient après l'ancienne petite
tour carrée à hourd du croquis du Guillaume Revel.
C'est dans cette tour qu'était,
jusqu'au milieu du XVe siècle, l'entrée
du monastère. Mais dès cette époque la Bénisson-Dieu devenant un couvent
ordinaire, c'est-à-dire une maison de prière et d'étude, la vie conventuelle
s'y concentrait autour du temple qui lui-même prenait d'ailleurs forcément
et de plus en plus un rôle paroissial, et l'entrée de l'abbaye fut rapprochée
et placée dans un porche fermé, sorte de corridor étroit qu'on édifia en
avant de l'église. Cette entrée, sur le dessin de Martellange, se trouve
cachée par une palissade qui forme comme une petite enceinte avancée à l'extérieur
mais sa position est indiquée par la portelle unique réservée au-devant
cette palissade.
La Bénisson-Dieu étant un établissement
exclusivement agricole, du moins dans ses premiers temps, ne dut posséder,
comme Clairvaux, ni second petit cloître réservé aux travaux littéraires
ni cellules pour les copistes, ni grande bibliothèque. Mais elle contenait
certainement dans son enceinte, et près des lieux conventuels, les granges,
les écuries, le moulin, les usines et autres bâtiments
de service. Ils ne sont indiqués sur aucun des dessins que nous possédons.
Cela n'a rien d'étonnant pour le croquis de Guillaume Revel dont. le champ
trop étroit put ne pas comprendre le monastère tout entier. Mais leur absence
dans les vues panoramiques de 1618 est péremptoire.
Avec le relâchement progressif de la règle
primitive, à partir du commencement du XIVe siècle, et l'institution de
la commende à la fin du XVe, les occupations intellectuelles et l'enseignement
tendaient de plus en plus à remplacer le travail manuel dans toutes les
maisons de l'ordre; le recrutement des convers devenait plus difficile,
le nombre des religieux plus restreint ; l'organisation agricole devait
donc cesser d'exister, et les bâtiments de service, n'avant plus de raison
d'être, durent rapidement disparaître. Pour la Bénisson-Dieu en particulier,
cette transformation s'opéra vraisemblablement dans le courant du XVe siècle
[22]
.
Quant à l'ensemble des constructions conventuelles dessinées
par Martellange, il fut, au milieu
du XVIIe siècle, l'objet de travaux de restauration qui n'en altérèrent
pas beaucoup la physionomie générale; mais il disparaissait complètement
en 1764. En cette année, dit Courtépée, la
maison fut construite à neuf et magnifiquement par Madame Marie-Thérèse-Marguerite
de Jarente de Sénas, qui fut l'avant-dernière abbesse. L'abbatial, partie
principale de cette reconstruction, était un long bâtiment régulier, à trois
rangs de fenétres légèrement cintrées, qui s'appuyait à l'angle nord de
la façade de l'église. Devenu propriété particulière en 1791, il n'a été
entièrement démoli que depuis environ vingt-cinq ans.
IV
Il nous montre le monastère, vers 1450, emprisonné dans
une haute muraille, revêtue de contreforts, et qui ne laisse apercevoir
de l'église que le comble primitif plat et allongé. Cette muraille, ainsi
que les différents pavillons, tous rectangulaires, qui la débordent, tels
que le transsept méridional, sont couronnés d'un système uniforme de hourds
en bois posés à demeure; véritable blindage, formé d'un chemin de ronde
suspendu sur une charpente saillante avec poteaux se reliant à la toiture
prolongée et parapet en croix de Saint André garnies de maçonnerie. C'est
le système encore visible au château de Saint-Pierre-la-Noaille
[23]
.
L'entrée de l'abbaye, percée dans le haut pavillon qui
avoisine le porche de l'église s'ouvre par une baie cintrée sur un passage
intérieur terminé par une seconde porte. Le tablier de charpente, que le
dessin de Revel figure au devant et déjà engagé dans cette entrée, est un
de ces postis du haut moyen âge, antérieurs aux ponts-levis du XIVe siècle,
qu'on retirait en le faisant glisser sur des rouleaux au lieu de le relever
en manière de bascule.
Ces différents engins ou ouvrages défensifs sont complétés
par un très curieux système de circonvallation, composé d'une double enceinte
de pieux aiguisés à leur sommet. La premiere contourne de très près les
murailles, dont le pied est ainsi préservé des tentatives de sape ou d'escalade.
La seconde est extérieurement protégée par un ensemble d'autres palissades
en équerre sur elle, sortes de barbacanes avec fossés, petits ponts mobiles
et portes étroites placées de façon à contraindre l'assaillant à des détours
multipliés. Ces ouvrages avancés, dont les lices forment de véritables chemins
de ronde, permettaient à l'assiégé de tenter une sortie et d'escarmouches
au dehors pour donner le temps de retirer la passerelle d'entrée, de fermer
la porte principale et d'armer les hourds.
En 1618 disparaissent toutes ces constructions, qui équivalaient
aux têtes de pont ou demi-lunes des fortifications modernes, et les palissades
sont remplacées par de simples clayonnages qui n'ont aucune prétention défensive.
Mais les hourds sont toujours en place au sommet des bâtiments qui n'ont
pas été compris dans les réédifications et remaniements opérés à la fin
du XVe siècle; ce qui, soit dit en passant, permet de se rendre un compte
exact de ces travaux du dernier abbé régulier.
Avec la cessation des guerres de la Ligue, et l'apaisement
religieux devenu définitif sous le règne de Louis XIII, la Bénisson-Dieu
n'avait plus à se précautionner contre des surprises à main armée. Aussi
la peinture à la colle, encore visible, exécutée en 1646 sur une paroi
de la sacristie aménagée par Madame de Nérestang, constate-t-elle la suppression
des hourds, gaîtes et autres appareils défensifs. Le monastère ne sera plus
protégé que par un simple mur de clôture, dont la plus grande partie existe
encore, et ce mur lui-même n'a plus de raison d'être, car les jardins et
dépendances du monastère qu'il avait mission d'enclore forment aujourd'hui
plusieurs propriétés séparées et soumises à la grande culture.
La
BENISSON-DIEU VERS 1450, d'après l'Armorial de Guillaume Revel.
Comme nous l'avons indiqué au chapitre précédent, notre
Roannais était assurément, d'une façon générale, tout préparé, pour prendre
part au grand mouvement de renaissance sociale provoqué au XIIe siècle par
l'Institut monastique et en particulier par les statuts économiques de Clairvaux.
On ne saurait toutefois admettre que le hasard seul conduisit saint Bernard,
en 1138, dans nos forêts marécageuses de la Tessonne, pour y installer une
maison de pauvreté volontaire, de pénitence et de travail.
Quels motifs spéciaux déterminèrent le sévère Cistercien?
Quelles furent ses intentions?
Les titres, la tradition, la légende elle-même ne fournissent
aucune réponse à ces questions que, seul, semble devoir élucider le fait
très curieux et trop peu étudié d'un état d'ardeur religieuse et de civilisation
artistique intense dont ne cessa de jouir pendant toute la période romane,
la région dont dépendait la vallée de la Bénisson-Dieu.
Pour ce petit pays,
moitié bourguignon, moitié forézien et lyonnais, que traverse la Loire au
nord-est du Roannais et qu'étaient venus successivement, avant et depuis
l'an mil, éclairer comme autant de phares frontières les établissements
monastiques d'Ambierle, de Charlieu, de Saint-Rigaud, d'Anzy-le-Duc et de
Marcigny. Le milieu du XIIe siècle marque en effet l'apogée d'une étonnante
fièvre artistique qui, en moins de deux cents ans, sur ce territoire de
huit ou dix lieues carrées à peine fit surgir un nombre extraordinaire d'ouvrages
d'architecture, de sculpture ou de décoration.
La plupart de ces monuments sont encore partiellement debout
et présentent un sérieux intérêt pour l'histoire de notre art roman français.
Mais, si quelques-uns d'entre eux ont été l'objet de monographies plus ou
moins complètes, leur étude comparative est encore à faire. Cette étude
sortirait du cadre dans lequel nous devons nous renfermer, et ce qui nous
importe d'ailleurs pour la solution du problème que nous nous sommes posé,
c'est uniquement de rechercher à quelles causes occasionnelles peut être
attribuée cette étrange et rare floraison monumentale.
Faut-il, comme on pourrait le croire tout d'abord, ne voir
dans ce mouvement local qu'une conséquence du rayonnement du splendide Cluny
de Saint-Hugues ? Nous ne le pensons pas. Cette influence fut immense; cela
est incontestable. Mais comprendrait-on qu'elle se fût exercée avec autant
d'intensité sur un coin de terre si restreint, sans déborder sur les pays
limitrophes de Lyonnais, de Beaujolais, de notre haut Forez surtout, qu'on
ne voit s'éveiller complètement de son lourd sommeil gallo-romain qu'en
plein XIIIe siècle, à l'appel du comte Guy IV édifiant la collégiale de
Notre-Dame-d'Espérance? Aussi bien convient-il, ce nous semble, de demander
à des causes moins générales l'explication du phénomène que nous venons
de signaler.
Or, dès les premières heures du XIe siècle, déjà même avant
l'an mil (fait trop ignoré, mais qui nous est révélé par les savantes investigations
de Mabillon), un étonnant mouvement, générateur de celui des croisades,
poussait vers les Lieux saints les populations de notre petit pays brionnais-forézien
en même temps que celles de l'Auntunois. Les récits dramatiques des pèlerins
revenant de Jérusalem, les plaintes si éloquentes d'Evrard, le moine d'Anzy,
suscitaient un élan religieux considérable, source naturelle de libéralités
et de pieuses fondations ; et cette ferveur s'accentuait encore, à la fin
du. XIe siècle, à la vue du drapeau de la croisade solennellement porté,
de Cluny à Clermont, par le pape Urbain II.
Antérieurement d'ailleurs à ce bruit retentissant de la
guerre sainte, les habitants de cette petite
Bourgogne venaient d'assister au mémorable événement du la création
en 1056 de l'insigne abbaye de dames nobles de Marcigny. Cette maison entourée dès sa naissance d'un éclat absolument
extraordinaire, recevait dans ses murs des papes, des évêqucs, des filles
et épouses de rois, des membres des plus considérables familles de l'Europe
occidentale. Et, fait important à consigner, toutes ces foules y arrivaient
par une des plus importantes et des plus courtes voies de communication
entre le Nord et le Midi, le magnum
iter publicum, qui, de Marcigny, évitant Cluny, gagnait Iguerande, Charlieu,
puis Lyon
[24]
, où il se soudait aux routes conduisant en Provence et en Italie. C'est
Pierre le Vénérable lui-même qui nous donne ce curieux renseignernent
[25]
. Il était naturel qu'incessamment traversé-visité par tant de pieux et
riches pélerins ou voyageurs, notre Brionnais-Forezien vît s'accroître démesurément
le nombre de ses prieurés, de ses obédiences, de ses chapelles et de ses
églises. Et toutes ces fondations, dont le nombre fut en effet si considérable,
s'édifiaient sous la direction des Clunistes architectes, sculpteurs, peintres
et ornemanistes.
Ce mouvement artistique et religieux venait d'atteindre,
au milieu du XIIe siècle, sa plus grande intensité, lorsque, précisément
à cette époque, saint Bernard, subissant vraisemblablement lui aussi l'attraction
universelle, accomplissait en Brionnais son pélérinage à ce monastère illustre
de Marcigny, qui venait d'être témoin des miracles de saint Hugues le Grand,
et des deux bienheureuses Gislas de Bourgogne et Raingarde de Semur, dame
de Montboissier, mère de Pierre le Vénérable
[26]
.
Peut-être assista-t-il aux derniers moments
des deux religieuses espagnoles, sainte Fradeline
[27]
et sainte Véraise
[28]
, fille d'Alphonse roi d'Aragon? Il dut, en tous au cours de sa pérégrination,
se rencontrer à Charlieu avec les moines clunisiens achevant de sculpter
les élégantes figures grecques, les anges dramatiques et toute la fantaisiste
et éblouissante décoration du porche du prieuré bénédictin.
L'austère simplicité de l'abbé de Clairvaux
dut s'émouvoir, se scandaliser à la vue « de ces frivolité, de ces
exubérances », contre lesquelles il venait de fulminer ses doléances fameuses
adressées à Pierre le Vénérable ; et sans doute à ce moment fut décidée
dans son esprit la création, dans ces parages, d'une colonie cistercienne,
devant être la protestation permanente de l'humilité et de la pauvreté contre
« tant d'inutiles splendeurs ». Il chercha une solitude, la trouva dans
la petite vallée de la Tessonne et y installa sans délai une de ses filles
spirituelles.
La croix de bois des Cisterciens fut ainsi dressée sur
la rive gauche de la Loire, en face du richissime sanctuaire de Marcigny,
en face des peintures d'Anzy et des bas-reliefs du portail de Charlieu.
Et les doctrines iconophobes des moines blancs eurent raison de la prédication
muette et symbolique demandée aux figures de marbre ou de pierre, aux fresques,
aux mosaïques et aux vitraux. Les artistes qui, sur les tympans de Charlieu.
venaient, à la suite de Gislebert d'Autun, d'inaugurer l'ère nouvelle de
la sculpture française, abandonnèrent alors notre contrée pour aller travailler
à Notre-Dame de Paris, à Chartres, à Saint-Rémy de Reims. Aussi, lorsque
longtemps après, vers 1180, s'édifia la remarquable église de Semur, le
dernier en date des monuments importants de la région, il fallut, pour la
décorer, retrouver quelques imagiers qui surmontèrent son portail principal
des scènes naïves et des petits hommes trapus et difformes, ressuscités
des temps d'ignorance et de barbarie. Deux femmes dévorées vivantes par
des bêtes immondes sont sculptées en demi-relief, l'une à Charlieu, l'autre
à Semur. Celle-ci n'est qu'un magot grotesque, tandis qu'à Charlieu la justesse
de mouvement, la proportion allongée de cette gracieuse figure font penser
aux sculptures de nos vieux maîtres français du XVIe siècle. Ce sont donc
deux morceaux singulièrement précieux, car ils permettent de jalonner l'énorme
distance qui sépare, au point de vue esthétique, le vieil art gallo-romain,
de la Renaissance éclose au XIIe siècle dans les écoles artistiques de Bourgogne.
II
Lorsqu'à 1a fin du XIIe siècle, les cinq cents religieux,
profès, novices, oblats ou frères convers du monastère de la Bénisson-Dieu
purent enfin entreprendre l'édification d'une vaste et solide abbatiale
à la place du petit oratoire de bois des temps de misère et d'épreuves,
ils durent naturellement s'imposer la plus étroite observance des règles
et coutumes de l'ordre.
Dominés par les exigences statutaires d'économie, de simplicité
des formes et de suppression de toute décoration superflue, les constructeurs
cisterciens, rejetant les dispositions compliquées des chevets circulaires
clunisiens, avaient adopté pour leurs absides la forme carrée, avec quatre
chapelles également carrées, latérales au sanctuaire, sur la même ligne
que lui et ouvrant à l'est sur les bras du transsept. Ils évitaient ainsi
les dispendieuses combinaisons de courbes, de pénétrations de voûtes tournantes,
de corps saillants, de toitures étagées; et, sauf de très rares exceptions,
les six cents abbatiales édifiées par Cîteau durant le XIIe siècle présentèrent
invariablement cette ordonnance simple et régulière, qu'on retrouve jusque
près de Rome dans l'église du monastère de Saint-Vincent-Saint-Anastase
[29]
.
Les statuts du chapitre général prohibaient toute espèce
de peintures ou de sculptures, à moins qu'il ne s'agît de croix. Point de
tableaux sur les autels; point de pavages polychromes ; point de croix
dorées ou argentées de grande dimension; point d'ornements sacerdotaux en
soie; point de cierges, même devant le tombeau, ou les reliques d'un saint
[30]
. Les chandelles seules étaient permises, ainsi que cinq lampes : trois
dans le choeur des moines, une pour les convers, et une pour les étrangers.
L'entretien perpétuel d'une lampe dans l'église n'était qu'exceptionnellement
toléré dans le cours du XIIe siècle, et ne devint obligatoire qu'au chapitre
général de 1240. Ces rigueurs spéciales étaient dictées par le désir d'éloigner
les fondations de luminaire si fréquentes durant le moyen âge.
Le luxe des tours flanquant les façades et les transsepts
des églises clunisiennes répugnait à l'austérité des Cisterciens. Un seul
clocher devait suffire; il devait être en bois de hauteur modérée, et on
1e plaçait ordinairement sur la grande nef ou au milieu de la croisée. Interdiction,
au moins dans les premiers temps, de construire des tours en pierre. Et
les cloches, au nombre de deux seulement, ne devaient pas excéder le poids
de cinq cents livres
[31]
.
Ces différentes prescriptions furent exactement suivies
à la Bénisson-Dieu. Mais, pour se rendre compte de l'oeuvre primitive, il
faut, par la pensée, la débarrasser des adjonctions et remaniements divers
qui lui advinrent aux XVe et XVIIe siècles : remaniements qui en ont fait
un assemblage incohérent de profils et dispositions romanes, de comble,
clocher et détails gothiques et de toiture carénée du temps de Louis XIII.
Aussi bien cette confusion rend-elle nécessaire l'étude architecture tectonique
du monument aux trois époques principales de son histoire.
Extérieur. - Le plan primitif donnait
la forme d'une croix latine, orientée, à trois nefs et transsept, mesurant
54 mètres de longueur totale sur 16m35 de largeur en oeuvre. Hauteur sous
voûtes de la grande nef, environ 15 mètres; des collatéraux, 7m80 ; largeur
de la grande nef entre les piles, 7m03; des collatéraux, 2m95; largeur du
transsept, 7m35.
Le
chevet et 1e transsept n'existent
plus, mais les dispositions nous en sont par quelques ruines encore debout,
par des substructions qui étaient complètes il y a peu d'années, et par
les dessins anciens reproduits dans la première partie de ce mémoire. L'abside
était carrée, avec chapelles de même forme, latérales au sanctuaire, sur
la même ligne que lui et ouvrant à l'est sur les bras du transsept. C'était exactement l'ordonnance statutaire
[32]
.
PLAN DE
L'EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Deux trous de cloche toujours béants,
réservés dans les voûtes des quatrième et septième, travées, indiquent la
position qu'occupaient, sur le comble de la grande nef, deux petits clochers
de bois, qui plus tard, au XIIIe siècle probablement, lorsque les prescriptions
devinrent moins rigoureuses, furent remplacés par la tour en pierre très
basse et à flèche octogonale figurée dans le dessin de G. Revel.
La façade primitive est intacte, n'ayant
perdu que les rampants du pignon de sa partie centrale noyée sous la surélévation
des plus disgracieuses que rendit nécessaire l'exhaussement ultérieur du
grand comble. En plus du portail et de la rose dont elle est ajourée, elle
présentait, au droit des basses nefs, deux baies qui sont murées, probablement
depuis le XVe siècle, et dont la réouverture s'impose.
La porte offre une application timide encore de ce système
roman, qui, à la donnée byzantine d'un seul arc soulageant un linteau, avait
ajouté l'innovation de plusieurs arcs superposés, concentriques, formant
comme un large cadre autour du tympan et allant toujours en s'évasant du
dedans au dehors. Ce sont les voussures, au moyen desquelles on obtenait
en même temps la solidité voulue pour supporter le poids des murs et les
larges ébrasements des baies pour faciliter l'entrée et la sortie de la
foule.
A la Bénisson-Dieu, le mur de façade n'étant ni très élevé,
ni très épais, il ne fut établi que deux de ces arcs de décharge, et non
plus à claveaux simplement unis et à vive arête comme au XIe siècle, mais
allégis et décorés suivant l'usage qui avait prévalu à la fin de 1a période
romane. L'une de ces archivoltes est tordue élégamment en forme de câble;
l'autre, la plus extérieure, offre une bande plate de boutons orlés entre
deux moulures saillantes. Elles reposent sur quatre colonnettes logées dans
les ébrasements, indépendantes de 1a bâtisse, mais non monolithes. Des bagues,
en relief sur les fûts à des hauteurs inégales, indiquent les joints des
blocs. Leurs chapiteaux témoigneraient vaguement de l'approche du XIIIe
siècle par leurs palmettes romanes commençant à se retourner en crochets.
L'une des bases est ornée de nervures en spirale, curieux motif qui se voit
dans 1"abside de Pouilly-les-Nonnains.
Sur la dalle du tympan, quatre petits lobes plein cintre
sont évidés à très faible profondeur, et leurs trois pointes sont fleuronnées
de palmettes cannelées sur les pleins, de façon à obtenir des clairs et
des ombres sans modelé. C'est la flore conventionnelle de la sculpture d'ornement
de Byzance influencée par l'art persan. C'est la décoration ciselée, très
fine d'exécution, très élégante, mais sèche, plate et monotone, des bijoux
et des coffrets du Levant importés par les Vénitiens à Limoges, dans le
Languedoc et l'Auvergne.
Pris dans son ensemble, ce portail serait d'un aspect grêle
et maigre, sans la présence d'un linteau du plus grand caractère. C'est
un bloc monolithe énorme, allégi par des moulures droites encadrant une
croix grecque potencée remarquablement dessinée et sculptée en mince relief.
Cette belle croix se retrouve identique sur le linteau du portail latéral
de l'église de Semur.
La rose de façade est une roue romane à seize rayons formés
de petites colonnettes à bases et chapiteaux, qui partent d'un moyen évidé
d'un quatre-feuilles et sont reliées vers la circonférence par des demi-cercles
entrecroisés. Le tout inscrit dans un cadre de moulures et de tores concentriques,
décorés les uns d'oves allongés, les autres d'un chevronnage.
Intérieur : Les trois nefs sont composées jusqu'au transsept de sept travées de largeur
à peu près égales, sauf celle de l'entrée qui mesure 5 mètres au lieu de
4m60. Elles sont séparées par des piles rectangulaires qui, à 4 mètres du
sol, reçoivent sur de minces tailloirs talutés les archivoltes ogives, et,
sur des culs-de-lampe à moulures droites, les pillettes engagées continuant
les arcs doubleaux des voûtes. Les cinq premières travées étaient réservées
pour les frères et les étrangers, les deux dernières pour les religieux
profès, dont le choeur comprenait, en outre, l'abside et tout le transsept.
Il était élevé de trois marches au-dessus du sol et séparé du reste de l'église
par deux murs pleins fermant les collatéraux et par un septum
ou clôture basse posée sur l'emmarchement, en travers de la grande nef.
Les moines y accédaient, suivant la règle, soit par l'escalier encore visible
qui
du croisillon nord conduisait, comme nous l'avons déjà remarqué, au dortoir
et à la bibliothèque, soit par la large porte de rez-de-chaussée donnant
dans le cloître.
Partout, la lutte du plein cintre et de l'arc aigu.
Les baies conservent le plein cintre, et l'arc en tiers-point
est employé dans toutes les parties où il est utile au constructeur.
Les collatéraux sont voûtés d'arêtes à
la romaine. Quant aux voûtes de la grande nef, elles réclament une courte
description, car elles constituent la véritable curiosité architectonique
du monument.
On sait qu'aux constructeurs romans du
XIIe siècle appartient la si importante innovation du voûtage en arcs d'ogives,
qui permit plus tard les merveilleux élancement de nos cathédrales gothiques,
lorsque ce nouveau mode de structure eut atteint toute sa perfection. Le
manque de stabilité de l'ancien berceau roman, nervé ou non l'avait, fait
abandonner en principe dès le commencement du XIIe siècle. D'autre part,
la voûte d'arête romaine donnait des courbes trop plates et par conséquent
peu solides, quand l'espace à couvrir était de grande dimension ou de forme
barlongue
[33]
.
Le système de coupoles sur pendentifs
offrait seul une résistance assurée, mais il exigeait une hauteur et une
dépense de cintrage trop considérables. C'est alors que dans chaque travée
comprise entre de puissants doubleaux, on imagina de bander des arcs diagonaux,
à claveaux réguliers, s'entrecroisant comme les arêtes romaines, et contre
lesquels on appuya la maçonnerie faite après coup de voûtains triangulaires
de remplissage. De cette façon, 1a poussée sur les murs était annulée pour
être reportée entière sur les piliers verticaux, et le principe des membrures
élastiques était trouvé.
Les premières applications en étaient faites vers 1140
à Saint-Denis et dans la cathédrale de Sens. C'est ce dernier monument qui
semble avoir inspiré nos moines architectes de la Bénisson-Dieu, lesquels,
de même que ceux de Sens, manquant probablement d'une confiance absolue
dans le nouveau système, relevèrent à une hauteur démesurée les clefs des
arcs diagonaux, de façon à conserver à l'ensemble des quatre voûtains la
forme générale domicale, c'est-à-dire en coupole
[34]
. Cet excès de précaution diminuait encore la poussée, et explique l'étonnante
conservation de l'édifice après sept cents ans d'existence, malgré l'exiguïté
de ses contreforts et d'arcs-boutants.
Ajoutons
que cette structure encore si imparfaite fait date pour le monument, et
le place à cette époque, précédant le XIIIe siècle, que caractérise la transition
de la voûte romane à la voûte gothique.
Telle est l'oeuvre architecturale primitive de l'église de la Bénisson-Dieu. Elle pêche sans doute par
l'alourdissement des formes, par l'absence des finesses et des élégances
du style clunisien, mais tout y respire la puissance et la solidité. C'est
d'ailleurs une construction très soignée, et pour laquelle ont été employés
d'excellents matériaux.
Durant les trois cents ans qui suivirent sa fondation,
le monument que nous venons de décrire n'avait subi d'autres altérations
que l'enveloppe de murailles garnies de hourds et d'échauguettes dont on
l'avait revêtu au temps des incursions anglaises. C'est sous cet aspect
de forteresse qu'il figure vers le milieu du XVe siècle, dans l'album de
G. Reve1, le héraut d'armes de Charles VII.
Or voici qu'en 1460 était élu abbé du monastère un moine,
bachelier de l'université de Paris, que sa science, sa noble origine et
sa fortune appelaient, peu de temps après, à l'éminente dignité d'abbé de
Pontigny au diocèse d'Auxerre, une des cinq abbayes-mères de l'ordre. Pierre
de la Fin ne résigna pas son abbaye roannaise, il la garda en commende.
C'était un esprit fastueux et ardent, disent les chroniqueurs. C'était un
artiste, disent ses oeuvres. Ce fut surtout un infatigable et intelligent
bâtisseur. Car, non content de relever de ses ruines le grand monastère
de Pontigny, d'édifier à Montaiguet, sur les limites du Bourbonnais et du
Forez, un château et une collégiale prébendée sur ses biens personnels et
ceux de ses frères, il exécuta à la Bénisson-Dieu de très considérables
travaux qui, modifiant totalement l'ordonnance architecturale et la sobriété
décorative de l'église romane, constituaient une complète dérogation aux
statuts de l'ordre.
Cette infraction, que ne motivait pas suffisamment le relâchement
encore peu accentué quoique progressif de la règle, et que l'abbé de la
Bénisson-Dieu eut été impuissant à réaliser, fut rendue facile au grand
dignitaire de Pontigny. On sait en effet que la surveillance, la haute direction
de toutes les abbayes cisterciennes appartenaient aux cinq abbés des grands
monastères de la Ferté, Cîteaux, Pontigny, Clairvaux et Morimond, sous la
seule réserve de l'approbation de leurs décisions par les chapitres généraux
annuels. Or ce contrôle venant à disparaître en fait, dès 1470, grâce à
l'irrégularité des sessions du chapitre, on conçoit que Pierre de la Fin
eût toute liberté pour satisfaire ses goûts artistiques et luxueux dans
1a restauration de sa chère maison de la Bénisson-Dieu où il avait fait
profession. En s'affranchissant d'ailleurs des exigences de 1a règle, il
cédait à l'entraînement artistique général provoqué, dans le pays même de
saint Bernard, par Claus Slüter et les autres précurseurs de génie appelés
des Flandres à la cour des ducs de Bourgogne.
La première oeuvre ordonnée par le nouvel
abbé fut l'installation, sur la grande nef, du comble immense, dont la charpente
est un admirable modèle d'élégance et de solidité. Il se compose de six fermes à deux entraits,
l'un retroussé à plus de 5 mètres de hauteur,
CHARPENTE DE L'ÉGLISE DE LA BENISSON-DIEU
(Fin du XVe siéc1e)
l'autre
de plus fort équarrissage posé au droit des sablières. Elles sont établies
sur un triangle de 8 mètres de base et dont la hauteur considérable de 11m60
donne aux arbalétriers une pente d'environ 65 degrés. Entre ces fermes-maîtresses
sont rangés les chevrons, espacés de 0m60, munis comme elles d'entraits
retroussés, mais dont les pieds sont posés sur blochets et non sur tirants.
Deux lignes de jambettes presque verticales et de liens, disposées pour
soulager ce chevronnage, complètent la curieuse perspective en forme de
carène de navire de cette charpente
CLOCHER
DE L'ÉGLISE DE La BENISSON-DIEU, d'après une aquarelle de M. de Paszkowiez.
dite
à chevrons portant ferme, dont
les bois, tous à vive arête et d'un équarrissage relativement faible, sont
absolument intacts après quatre cents ans d'existence. Cette nouvelle toiture
fut revêtue d'une garniture de tuiles émaillées, de quatre tons bien tranchés
et disposées en losanges d'un effet décoratif saisissant. La patine du temps
a harmonisé ces émaux, et il semble qu'un merveilleux tapis de l'Inde ou
de la Perse ait été jeté sur ce comble, qui fit en 1852 l'admiration du
M. de Montalembert et décida l'inscription de la Bénisson-Dieu au nombre
des monuments historiques de France.
Il faut croire que le clocher roman en pierre n'était plus
d'une hautenr suffisante après la surélévation du grand comble. Peut-être
menaçait-il ruine ? Quoi qu'il en
soit, Pierre de la Fin le fit disparaître, installa, pour le choeur des
religieuses un petit campanile en bois figuré sur les dessins de Martellange,
et fit édifier à l'angle sud-ouest de la façade, en style flamboyant, le
clocher actuel, monument de dimensions considérables et tout à fait indépendant
du vaisseau roman. Il se compose d'une tour quadrangulaire de 4m40 de côtés
en oeuvre, couronnée, à la hauteur de 33 mètres, d'une terrasse à parapet
de pierre sculptée à jour, d'où s'élance une pyramide en charpente de 18
mètres d'élévation. Un des angles de l'ouvrage s'appuie au mur du collatéral;
deux autres sont buttés d'énormes contreforts de 2m60 de saillie à leur
base, et qui montent par ressauts jusqu'à la terrasse, où ils se terminent
en pinacles fleuronnés hauts de 3m50. Le quatrième angle est cantonné d'une
délicieuse tourelle hexagonale de 2 mètres de vide, qui s'élance mince et
hardie à la hauteur de 38 mètres. Elle est percée de treize petites baies
à accolade éclairant l'escalier en spirale qui dessert successivement les
quatre étages du clocher, celui du beffroi et la terrasse terminale. La
paroi méridionale de la tour est percée de hautes fenêtres à croisillons
donnant dans les salles intérieures, et à l'étage du beffroi quatre immenses
baies ogives de 6 mètres de hauteur occupent les intervalles des contreforts.
L'installation si bizarre de cette bâtisse sur un angle
de l'église, en avant de la façade qu'elle voile en partie, eut pour motif
la mise en communication de l'abbatial et des autres bâtiments de service
avec la prison et les salles d'archives et de bibliothèque logées dans la
tour neuve. Malheureusement cette communication rendit nécessaire l'installation
d'un long corridor à deux étages, sorte de pseudo-porche,
tout le long de la façade. Le portail et la rose devinrent invisibles
et les deux fenêtres des collatéraux furent murées. On voit encore sur la
facade les traces, de crépis et les trous de solivage des planchers de cet
appendice, qui ne fut détruit qu'à la fin du dix-huitième siècle. On lui
doit probablement la parfaite conservation du portail sculpté et de la rose.
Pierre de la Fin fit en outre exécuter de luxueuses restaurations
dans l'abside, dont la baie principale reçut un réseau flamboyant, des meneaux
en pierre taillée et probablement une vitre à ses armes. Ces ouvrages ont
été complètement détruits au XVIIe siècle, comme nous le verrons bientôt,
et leurs matériaux employés comme moellons dans les maçonneries exécutées
à cette époque. Un assez grand nombre de ces débris, donnant d'intéressants
profils, ont été récemment retrouvés et déposés dans le musée lapidaire
créé dans l'église.
Un autre travail décoratif non moins important nous a été
fort heureusement conservé, et témoigne des goûts peu cisterciens du fastueux
abbé. Ayant vraisemblablement à pourvoir aux besoins religieux de la petite
population qui était venue se grouper peu à peu autour de l'abbaye, il disposa
dans ce but les trois travées du collatéral sud précédant la clôture des
moines. Les voûtes d'arête en furent jetées bas et réédifiées en arcs d'ogives
avec nervures prismatiques retombant sur des culs-de-lampe historiés, qu'on
enchâssa assez maladroitement d'ailleurs dans les piles. Dans le mur latéral
de l'église fut creusée une cuve baptismale à parement de pierre richement
sculpté, et tout au fond fut adossé au mur du choeur un autel surmonté d'un
très curieux retable dont nous parlerons plus loin.
L'affectation paroissiale, que nous supposons avoir motivé
cette transformation intéressante, ne se justifie toutefois par aucun texte,
nous nous empressons de le reconnaître. On pourrait contester à la piscine
murale le caractère de baptistère qu'elle a encore aujourd'hui, et n'y voir
qu'un accessoire ordinaire de l'autel dont elle était pourtant éloignée
de 15 mètres
[35]
! On peut même supposer que ce fut une armoire aux saintes huiles, analogue
à celle qui existait dans l'ancienne église récemment démolie du prieuré
de Noailly, paroisse voisine de la Bénisson-Dieu, et au-dessus de laquelle
se lisait l'inscription Olea sacra en caractères romains du XVIe ou du XVIIe
siècle? La découverte d'un document écrit pourrait seule lever toutes ces
incertitudes.
Plus tard, au XVIe siècle, les guerres de religion durent
être, pour le monastère, une occasion de ruines, de dévastation. Et, bien
que les indications historiques manquent de précision à cet égard, on peut
admettre en toute assurance que la destruction, en 1589, de la ville de
l'Espinasse par les huguenots de Saulx-Tavannes, dut avoir de terribles
conséquences pour la Bénisson-Dieu qui était dans son voisinage immédiat.
Il n'en paraît rien cependant sur les dessins de Martellange, datés de 1618.
Mais à ce moment allait commencer l'oeuvre d'un vandalisme
méthodique bien autrement funeste que tous les faits de guerre.
Les moines venaient de partir en 1612, laissant leur monastère,
appauvri, délabré, aux Bernardines de Mègemont groupées sous l'administration
d'une jeune abbesse de vingt et un ans, femme de naissance illustre et aussi
distinguée par sa vertu que par son intelligence. Née dans la paroisse de
Firminy en Forez, d'abord novice à Bonlieu, puis abbesse de Mègemont en
Auvergne, Mme Françoise de Nérestang put travailler immédiatement à la restauration
de sa nouvelle résidence de la Bénisson-Dieu, grâce au puissant appui de
Jean-Claude, son frère, qui venait en 1620 de succéder aux charges, dignités
et possessions du marquis Philibert de Nérestang, tué à l'attaque des Ponts-de-Cé.
Les bâtiments conventuels furent rapidement réparés ou
réédifiés. Quant aux travaux entrepris dans l'église, ils n'étaient terminés
qu'en 1640, ainsi qu'en témoignent deux inscriptions, l'une dans la chapelle
de la Vierge, l'autre dans la grande nef au-dessus du portail d'entrée.
Tout d'abord, pour des raisons restées inconnues, l'abside,
ses chapelles annexes et le transsept tout entier furent abandonnés, démolis
même en partie et séparés par de minces cloisons du surplus de l'église.
Les deux travées, qui dépendaient de l'ancienne clôture des moines, furent
rendues au culte public, et suréleveés d'environ 1m50, au moyen d'un faux
plancher précédé d'un emmarchement en bois s'ajoutant aux trois marches
de pierre qui dataient du XIIe siècle. De leurs bas côtés nord on fit deux
sacristies; ce qui obligea de murer les deux arcades ouvrant dans la grande
nef et la belle porte donnant, à rez-de-chaussée, de l'église dans le cloître.
La partie surélevée de la grande nef devint le nouveau
sanctuaire, et, à la mince cloison la séparant de l'ancienne abside abandonnée,
fut adossé l'autel principal surmonté d'un immense et riche retable en bois
sculpté.
Il fallait un choeur cloîtré pour les religieuses. On l'installa
sur une estrade portée par quatre poutres qu'on fixa dans les piliers de
la croisée des nefs. Deux fenêtres sans aucun caractère, dont la place est
toujours visible dans la cloison, permettaient aux religieuses la vue des
offices, et pour se rendre à couvert de l'abbatial à ce nouveau choeur,
on construisit, tout le long du collatéral sud, un corridor du plus déplorable
effet. Il est figuré sur la peinture de la sacristie dont nous avons déjà
parlé.
Mais ce n'est pas tout, Mme de Nérestang, voulant probablement
procurer soit aux religieuses infirmes, soit aux soeurs converses, la vue
des offices (car on ne sait au juste à quel motif attribuer cet autre si
bizarre agencement), fit surélever les toitures des deux collatéraux jusqu'au
tiers de la hauteur des fenêtres hautes. Elle obtint ainsi, au-dessus des
voûtes, des passages qui devinrent de véritables tribunes, par le moyen
de baies trapues à linteau courbe, qu'on ouvrit en manière de triforium dans les parois de la grande nef. Et, pour 1e muraillement
partiel des fenêtres obstruées, on utilisa comme moellons les débris de
pierres sculptées ou moulurées, et de carreaux émaillés provenant de la
démolition de 1'abside, qu'avait si richement décorée l'abbé Pierre de la
Fin.
Telle fut, trop rapidement esquissée, l'œuvre architecturale
réalisée par l'abbesse de Nérestang ; oeuvre pitoyable de toutes manières,
qui détruisit le chevet de l'église, modifia de la façon 1a plus maladroite
l'ordonnance primitive si majestueuse, si rationnelle, et pouvait être désastreuse
pour tout le surplus encore debout de l'édifice, si la bâtisse romane et
ses voûtages eussent offert moins de résistance
[36]
. Toutefois, à côté de ce vandalisme et de cette déplorable mutilation,
il est juste de signaler la luxueuse chapelle que 1a dévote abbesse fit
édifier sur le prolongement de la deuxième travée du collatéral sud, dont
la paroi extérieure fut ouverte. Séparée de la grande nef par une très remarquable
grille en menuiserie, cette chapelle, dédiée à la Vierge, mesure en oeuvre
11m10 sur 4m60.
La partie construite par Mme de Nérestang est en saillie
sur le vaisseau roman et forme un pavillon voûté en coupole à quatre pans,
sous une toiture fantaisiste à quatre rampants en accolade. Un sous-sol
fut réservé pour former le caveau funéraire de la famille de l'abbesse;
et deux portes latérales, aujourd'hui closes, donnaient passage aux religieuses
qui, venant du pseudo-porche au-devant de l'église ou des salles de la tour,
traversaient la chapelle pour se rendre ensuite; par le corridor longeant
le collatéral, jusqu'au chœur qui leur était réservé.
Très richement et entièrement revêtu de
marbres, de peintures murales et d’inscriptions, l’intérieur absolument
intact de cette chapelle est un fort remarquable specimen de décoration
du temps de Louis XIII. Et, bien que complètement complètement disparate
avec le style et les détails de l'édifice, cette ceuvre artistique sollicite
l'attention et réclame une étude spéciale.
Au lendemain du Concordat, le nouveau
propriétaire en permettait la réouverture pour quelques cérémonies religieuses;
puis, en 1817, il en consentait la vente, sur les instances d'un vénérable
prêtre, M. Nicolas Derobe, l'ancien aumônier des religieuses expulsées,
à cinq habitants de la localité, moyennant le prix de 3600 livres, et sous
la condition d'en faire un édifice public exclusivement consacré à l'exercice
régulier du culte.
Cette condition impliquait nécessairement
la création d'un centre paroissial. Elle ne put être remplie qu'en février
1826, grâce à l'ordonnance royale érigeant la Bénisson-Dieu en paroisse
indépendante de celle de Briennon.
L'antique monument avait traversé sans avaries majeures,
autre que l'écroulement survenu en 1820 du choeur des religieuses, la longue
période d'abandon et les péripéties que nous venons de résumer. Mais il
périssait par les surcharges résultant des imprudents travaux de Mme de
Nérestang. Il périssait par le manque d'air et de jour; car les deux baies
romanes de 1a façade ajourant les collatéraux étaient murées depuis le XVe
siècle (elles le sont encore aujourd'hui); et toutes les hautes et basses
fenêtres des nefs sont encore aveuglées, sur un tiers de leur hauteur, par
les remplissages de maçonnerie qu'avaient nécessités, au XVIIe siècle, les
surélévations de toitures et l'installation du passage latéral.
Il périssait par l'humidité. Son sol se trouvait en contre-bas
de tous les terrains du pourtour, qui, sans parler de l'exhaussement lent
et progressif, oeuvre ordinaire des siècles, avaient été artificiellement
relevé, d'une part jusqu'à 1m40 de hauteur pour assainir le cimetière établi
le long de la basse nef méridionale, et d'autre part à plus de 50 centimètres
devant la façade pour faire obstacle aux crues périodiques d'un bras de
la rivière. Les bases des colonnettes du portail roman sont encore actuellement
enterrées et à peu près invisibles.
La détérioration s'accentuait avec une effrayante rapidité
et, en 1880, alors qu'elle avait atteint son maximum d'intensité, survenait,
sans raisons sérieuses, le déclassement de l'édifice, qui, depuis 1852,
était inscrit au nombre des monuments historiques de France, grâce à l'admiration
qu'il avait inspirée à MM. de Montalembert,
Vitet et Mérimée.
Informée de cette situation, la Société historique et archéologique
du Forez, la Diana, s'empressa d'entamer d'actives et énergiques négociations
pour sauver le monument. Son mandataire, l'auteur du présent mémoire, fut
puissamment aidé par le zèle patriotique des députés de la région; et, au
printemps de l'année 1881, notre abbatiale était de nouveau et définitivement
rétablie sur la liste des monuments confiés à la surveillance du ministère
des beaux-arts.
On ne s'en tint pas là. Les devis d'une réparation complète
furent immédiatement dressés, des souscriptions sollicitées, et, dès 1882,
commençaient de très importants travaux d'assainissement et de consolidation,
exécutés par l'Etat sous la direction de M. Selmersheim, inspecteur général
des beaux-arts
[37]
.
Le corridor longeant 1a basse nef de droite et le pseudo-porche
fermé voilant la façade avaient disparu depuis plus de cinquante ans. Les
travaux achevés en 1887 ont eu pour but:
Le déchaussement des murs latéraux par le déblai du terrain
du cimetière qui a été déplacé;
La destruction des passages et surcharges établis sur les
voûtes des basses nefs, et le rétablissement des deux toitures à leur hauteur
primitive encore marquée par un larmier et des corbeaux anciens toujours
en place;
La démolition des appendices adossés par Mme de Nérestang
à la chapelle de la Vierge et au clocher, pour donner accès au comble tribune
du collatéral;
La réparation des murs goutterots et des contreforts ruinés
par l'humidité;
La reprise à taille ouverte de toute la toiture en tuiles
émaillées du grand comble.
Reste à rétablir l'ancienne vitrerie, dont quelques précieux
fragments sont heureusement conservés; à redresser et à recouvrir la flèche
du clocher depuis longtemps déversée; à restaurer quelques meubles précieux
du XVe siècle; à rebâtir le plancher du sanctuaire, qui s'est effondré récemment,
et à rouvrir toutes les baies partiellement murées
[38]
.
Les devis de ces diverses réparations sont dressés, leur
exécution est imminente. Dès à présent, en tout cas, est assurée la conservation
du vénérable monument cistercien qui est un des joyaux du pays roannais.
III
L'ÉGLISE
DE LA BÉNISSON-DIEU. – MOBILIER
I. - ASPECT INTÉRIEUR A L'ÉPOQUE ROMANE
Avant de procéder à l'inventaire du mobilier et des richesses
artistiques que possède encore actuellement l'église de la Bénisson-Dieu,
il convient de rechercher et de reconstituer l'aspect intérieur de cette
abbatiale à l'époque de son complet achèvement, c'est-à-dire dans les premières
années du XIIIe siècle.
Les renseignements écrits, qui eussent facilité cette restitution,
ont sombré avec les archives du monastère. Et les remaniements matériels
si considérables que nous avons passés en revue, non moins que les modifications
successivement apportées aux anciennes règles et à la discipline de Cîteaux,
ont profondément altéré l'ordonnance primitive intérieure et la décoration
du monument.
Il est cependant possible d'en recomposer le tableau en
nous reportant, d'une part aux anciennes prohibitions, d'autre part aux
textes qui racontent la splendeur des abbayes bénédictines contemporaines
de la Bénisson-Dieu.
De tous ces documents, le plus important
est le traité Sur la vie et les mœurs
des religieux
[39]
que
rédigea saint Bernard, sous forme d'apologie, pour justifier, comme il l'avoue
lui-même, la véhémence de ses reproches aux Clunisiens. Ce plaidoyer contient
douze chapitres. Le onzième fournit les détails les plus curieux, les plu
précis sur le luxe d'architecture, de mobilier et de décoration peinte ou
sculptée des églises monastiques. Et cet écrit peut se placer entre les
années 1130 et 1140.
Il faut le dire en passant, les efforts du trop austère
réformateur restèrent, heureusement sans résultat général en dehors des
maisons de son ordre, ou de quelques monastères bénédictins de leur voisinage,
et ne parvinrent pas à entraver le merveilleux mouvement de notre Renaissance
française du XIIe siècle; mouvement
dont 1'étude ne sera jamais assez complète, qui eut ses racines dans 1e
génie national et ne procéda pas d'une influence étrangère comme la Renaissance
païenne du XVIe. Aussi bien l'humilité du saint abbé de Clairvaux dépassait
la mesure, et eût replongé la civilisation dans la nuit isaurienne du VIIIe siècle. Quoi de plus naturel que l'institut
monastique, seul refuge, depuis Charlemagne, des lettres, des sciences et
des arts, en encourageât la culture et l'amour; non seulement par ses écoles,
mais par l'exécution d'importants travaux dans ses cloîtres et dans ses
temples?
La peinture et la sculpture n'étaient-elles pas, d'ailleurs,
comme le déclaraient les Pères du synode d'Arras au XIe siècle, le livre
des ignorants, le livre des illettrés (illitterati)?
L'Eglise ne ferma jamais ce livre. Jamais elle ne cessa d'orner et d'enrichir
la maison du Seigneur, suivant le précepte du psalmiste
[40]
, et jusque dans les catacombes on trouve les sculptures, les mosaïques,
les marbres et les riches couleurs.
Cette opiniâtre lutte entre les artistes clunisiens et
les moines laboureurs de Cîteaux ne prit pas fin par la mort de saint Bernard,
et quinze ou vingt ans plus tard, vers 1170, un religieux de son ordre,
dans un écrit intitulé Dialogue entre
un moine de Cîteaux et un moine de Cluny, constate et censure la persistance
dés mêmes somptuosités, selon lui coupables
[41]
!
Il est constant que la plupart des abbatiales bénédictines
de ces derniers temps de la période romane étaient parées de tout ce que
les arts pouvaient alors produire riche et de plus magnifique.
Déjà à la fin du XIe siècle, l'abbé Didier
avait fait venir de Constantinople des mosaïstes et des quadrataires ou tailleurs de marbre, pour décorer ses
constructions du Mont-Cassin. Pour orner l'abbatiale de Saint-Denis, cinquante
ans plus tard, Suger apelle d'Italie et d'Allemagne des orfèvres, des verriers,
des peintres. Dans nos provinces de l'Est, les moines artistes de Cluny
édifient les portails de Vezelay, de Charlieu, sculptent à Autun le tympan
du Jugement dernier et le merveilleux tombeau de saint Ladre, détruit en
plein XVIIIe siècle par les amateurs de marbres rococo et de retables néo-grecs.
Partout nos églises romanes se meublent de chapiteaux historiés,
taillés par des imagiers qu'inspire le symbolisme des bestiaires moralisés.
« Que signifient. saint Bernard, ces ridicules monstruosités...., ces figures
de singes immondes., de féroces lions, ces monstrueux centaures, ces demi-hommes,
ces tigres tachetés, ces guerriers combattant, ces chasseurs sonnant de
la trompe?... Là se voient un quadrupède avec une queue de serpent et un
poisson avec une tête de quadrupède. Ici une bête est cheval par devant
et chèvre par derrière; là un animal cornu a la croupe d'un cheval. C'est
un tel assemblage de formes merveilleuses, qu'on se délecte à lire dans
les marbres plutot que dans les livres, et a admirer durant tout le jour
ces oeuvres singulières plutôt qu'à méditer la loi divine. »
La décoration des plafonds et des parois des plus anciennes
nefs romanes reproduisait, à peu de chose près, celle des basiliques latines
et des édifices carlovingiens. Mais, au XIe siècle, la mosaïque est décidément
détrônée par la peinture murale, dont l'église poitevine de Saint-Savin
offre un complet spécimen. Et cette peinture religieuse, fresque vernie ou détrempe cautérisée, qui est d'abord simple et sobre,
s'enrichit de plus en plus de rehauts d'or, quelquefois même de bronze doré,
comme dans l'abside de Cluny. Ce luxe avait motivé la première et plus ardente
plainte de l'abbé de Clairvaux : « In
sancto quid facit aurum? A quoi bon l'or dans le lieu saint? Vous revêtez
d'or les pierres de vos églises et vous laissez nus vos pauvres... »
Assez souvent les voûtes seules sont peintes et dorées,
et les murailles, simplement blanchies, sont couvertes de tapisseries haute
lisse des fabriques de Saumur, de Poitiers, de l'Artois, de la Flandre.
De très nombreux textes mentionnent la magnificence des tentures de laine
ou de soie, holosericis palliis, dont les abbés ornent
leurs églises. A Cluny, les murs, les bancs et autres sièges destinés aux
étrangers devaient, dans les fêtes solennelles, être entièrement couverts
de tapisseries. Et, par les vignettes des manuscrits, on sait que, fort
souvent, des voiles précieux étaient, comme dans les antiques basiliques,
suspendus dans les entrecolonnements du choeur pour le séparer des bas côtés.
« Puis on place dans les églises, dit encore saint
Bernard, non seulement des couronnes précieuses, mais des roues entourée,
de lampes ardentes et plus brillantes encore par l'éclat des pierreries.
Et nous voyons se dresser, en guise de candélabres, des arbres de bronze
d'un poids excessif, d'un travail admirable, et non moins étincelants par
les lampes qu'ils supportent que par les pierres précieuses dont ils sont
ornés ». L'abbé Didier avait fait fabriquer pour le Mont-Cassin une
couronne de lumière en argent du poids de cent livres, d'où s'élevaient
douze petites tourelles avec trente-six lampes. La roue de Saint-Rémy de
Reims portait quatre-vingt-seize flambeaux. Celle de Cluny était en bronze
et argent et d'un poids énorme. On plaçait des candélabres dans le choeur
aux fêtes solennelles, pour rappeler le chandelier à sept branches que Moïse
avait fait exécuter en or pur pour 1e tabernacle. Celui de Cluny avait dix-huit
pieds de hauteur, c'était un don de la reine Mathilde de Normamdie. Au XIe
siècle, les sanctuaires étaient ornés de pavés en mosaïque, petits cubes
de verre ou de marbre enchassés dans du ciment, qui reproduisaient les combinaisons
variées de l'opus Alexandrinum des basiliques romaines.
C'est dans l'église d'Ainay, à Lyon
[42]
, au commencement du siècle suivant, que ce genre de pavage est pour la
dernière fois mis en œuvre. Viennent ensuite les dalles gravées et les pavements
historiés en terre incrustée et vernie. Le réformateur cistercien réprouve
ce luxe. « Pourquoi, dit-il, décorer ce qui doit être souillé? Pourquoi
peindre ce qui sera nécessairement foulé aux pieds?.."
Si maintenant nous mettons en parallèle de toutes ces magnificences
les rigoureuses prescriptions des statuts de Cîteaux, nous arriverons, par
de faciles éliminations, à composer une vue rétrospective de notre primitive
église de la Bénisson-Dieu.
Nous sommes en 1211. Le comte Guy II vient de mourir, sous
l'habit de moine donné, dans sa
chère abbaye, dont il a pu constater le complet achèvement. Pénétrons dans
l'église par le portail au tympan ciselé, encore intact aujourd'hui, et
qui ne s'ouvrait alors que pour les étrangers de passage, les hôtes ou les
rares paysans du voisinage.
Voici tout d'abord le bénitier, sorte de chapiteau de pierre
creusé en cuve pour recevoir l'eau sainte et posé sur un fût de colonne.
C'est le nouveau meuble qui a remplacé, dans les édifices romans, le cantharus ou fontaine d'ablution de ces
atrium latins dont, à Saint-Ambroise de
Milan, se trouve encore un complet spécimen.
De l'entrée, la perspective des nefs est interrompue par
la clôture du choeur des religieux profès, lequel, suivant l'usage alors
adopté dans la plupart des églises monastiques françaises, déborde du chevet,
au-delà des transsepts, jusque dans les nefs, dont i1 occupe deux travées
[43]
.
Dans
les bas cotés, cette clôture est faite de murs pleins, encore en place aujourd'hui.
En travers de la grande nef, elle se compose d'un parapet bas et solide,
portés sur trois marches au-dessus du sol, et d'une poutre ou trabes, suspendue à une certaine hauteur entre les deux piliers opposés.
Ce parapet, formé de dalles de pierres, maintenues verticales
par de petits pilastres engagés, n'est revêtu d'aucun ornement sculpté,
à jour ou en relief, comme les marbres du septum antique. C'est le chancel
du choeur des églises monastiques, percé d'une porte à deux vantaux
en métal et d'une grille, au travers de laquelle on donne la communion aux
laïques et aux convers qui communient sept fois l'an. Dans le chancel, les Pères grecs voient la séparation des deux mondes ecclésiastique
et laïque, du ciel et de la terre. Et, cette pensée symbolique se complète,
pour les fidèles, par la présence, sur la trabes, du Christ en croix, qui rappelle l'autel du Salvatoris ad crucem des premières abbatiales.
La trabes a été remplacée, dès le XIVe siècle, par le jubé, abandonné lui-même Mais
elle s'est conservée dans un grand nombre de nos églises rurales, sous forme
d'un grand arc en fer forgé qui porte un crucifix
[44]
.
Dans le choeur, les chantres se servent d'un pupitre portatif
en fer qui n'a rien de commun avec le riche lutrin des cathédrales, décoré
d'émaux, de dorures et supporté par l'aigle de saint Jean. Sur le chancel,
un autre pupitre fixe remplace l'ancien lectorium pour la lecture des évangiles, des épitres, des édits des
évêques.
Pendant les offices de nuit, les quelques lampes et chandelles
permises par les statuts luttent à grand'peine contre les ténèbres, et,
durant le jour, l'immense vaisseau n'est éclairé que par la lumière rare
et diffuse que laissent passer les baies fermées de vitres à pâte verdâtre
et grossière, enchassées dans des plombs épais.
Pas une statue, pas une peinture murale, pas un tableau
portatif pour égayer cet ensemble triste et sévère. Nos Cisterciens ne se
sont permis qu'un seul luxe, le pavage du sanctuaire et du chœur en carreaux
vernissés d'une teinte unie, vert noirâtre et sans aucun rehaut polychrome,
comme le veulent les statuts.
On raconte que, dans sa visite à Clairvaux, en 1131, le
pape Innocent II s'étonna de ne voir dans l'église autre chose que les quatre
murs. C'est ce même aspect que présentait notre église de la Bénisson-Dieu,
au commencement du XIIIe siècle. C'est l'aspect qu'elle conserva probablement
jusqu'à la fin du XVe, jusqu'au gouvernement et aux luxueux travaux de l'abbé
Pierre de la Fin.
LES AUTELS
Autel de Saint-Bernard. - Au fond du collatéral nord est adossé, contre le mur plein qui fermait
le choeur des religieux, un autel roman, aujourd'hui consacré à saint Bernard,
patron de l'église. Le corps massif, de forme rectangulaire, est revêtu
d'arcatures plein cintre, soutenues par des colonnettes engagées d'un médiocre
travail. Les bases à griffe et les chapiteaux à crochet sont de la fin de
la période romane. Les indications architectoniques concordent donc avec
l'absence de preuves précises, pour condamner l'opinion, trop légèrement
avancée, que cet ouvrage serait contemporain du saint abbé de Clairvaux,
et par conséquent antérieur d'un demi-siècle à la construction de notre
église.
La
table est une dalle massive de 22 centimètres d'épaisseur, sans autre moulure
qu'un large chanfrein. Pas de gradins. Pas de retable. Pas de traces de
peinture ou de ces gravures remplies de mastic ou de verre coloré, en usage
au XIIe siècle.
Cet autel a-t-il primitivement occupé la place où il se
trouve aujourd'hui? Cela est extrêmement douteux.
En effet, dans la troisième et définitive église de Clairvaux,
bâtie par les libéralités des rois de Sicile et d'Angleterre, consacrée
en 1174 et type des abbatiales cisterciennes; il n'y avait de chapelles
qu'autour de l'abside et des transsepts. Cette disposition devint. générale
et pour ainsi dire statutaire dans l'ordre. Il n'est pas admissible qu'à
la Bénisson-Dieu, construite vingt-cinq ans seulement après Clairvaux, on
y ait dérogé par l'installation de chapelles dans la partie des nefs réservée
aux laïques et aux frères. Ce qui paraît infiniment probable, pour ne rien
dire de plus, c'est que l'abbé de la Fin, si fort épris de l'architecture
et de l'ornementation gothiques, n'aura pas voulu conserver le vieil autel
roman dans le choeur qu'il restaurait avec tout le luxe du style flamboyant,
et l'aura transporté dans une des basses nefs, en face de la chapelle de
Notre-Dame, plus tard de Sainte-Marguerite, qu'il faisait édifier.
AUTEL
DE SAINT BERNARD, d'après une photographie de M. P. Roustan.
Autel de Sainte-Marguerite. - Adossé comme le précédent au mur du choeur, mais dans le collatéral
sud, cet ouvrage, de la fin du XVe siècle, est une véritable curiosité architectonique
et l'un des plus intéressants meubles de l'église.
Son très original retable de pierre a été, au XVIIe siècle,
sous 1e gouvernement de l'abbesse de Nérestang, sottement défiguré et mutilé
par un encastrement brutal de dais et de socles, accompagnant trois statuettes,
dont une d'une Vierge mère, une autre d'une sainte Anne. Il faut donc supprimer
par la pensée ces maladroits hors d'œuvre, comme les supprimera nécessairement
une restauration prochaine, pour retrouver le monument primitif et sa peu
commune ordonnance.
La table de l'autel repose sur un corps à peu près carré;
à plinthe talutée, et bâti en maçonnerie pleine crépie et peinte. En arrière,
un ample parement en pierre taillée est partagé en deux étages par une corniche
à chanfrein, chargée de plusieurs rangs très serrés de billettes franchement
romanes. Et cette, corniche est portée par quatre colonnes engagées et montant
du sol.
L'étage supérieur se compose d'un compartiment central,
légérement concave compris entre deux panneaux plats cantonnés de colonnettes
à fûts cannelés en spirale. Le tout couronné d'une seconde corniche à billettes.
La corniche inférieure se relève dans sa partie centrale
pour former un rectangle simulant un tabernacle. Celle d'en haut se relève
pareillement, de façon à donner un petit compartiment fermé d'une accolade.
Cet ensemble était chargé d'une décoration peinte. On n'en
distingue plus qu'un semis d'étoiles. Tout comme des peintures de la contretable,
qui a été ultérieurement noyée dans des allongements qu'il faudra supprimer,
il ne reste visible que l'écusson de l'abbé de la Fin : d'argent, à trois fasces de gueules, â la bordure engrelée de même, avec
la devise: Laus Deo.
Autel de Notre-Dame,
dans la chapelle de Nérestang. - Edifié, de 1630 à 1639, par l'abbesse
Françoise de Nérestang et le marquis Jean-Claude, son frère, ce monument
est d'une excellente conservation et il a fort grand air. Il étonne, il
éblouit, mais il ne charme pas l'esprit amoureux de précision et de bon
goût. L'ensemble est imposant par la richesse des matériaux, par le fini
du travail; mais, de la surabondance de formes et de détails non motivés,
résulte un sentiment de confusion qui fatigue. Rien de religieux, d'ailleurs,
dans cette somptuosité païenne, qui est faite pour les yeux, et non pour
l'âme et la prière.
Le coffre en bois de l'autel, et ses deux gradins sans
tabernacle, sont décorés de ces appliques en bois sculpté, rinceaux, fleurons
et chutes de feuilles ou de fruits, si fort à la mode du temps de Louis
XIII.
En arrière s'étale, du sol à la voûte, un monumental retable
de pierre et de marbre, dont l'ordonnance se dégage assez peu clairement
de la multitude de détails dont il est surchargé. Au centre, une haute niche,
contenant une statue en marbre blanc d'une Vierge mère, est accostée de
pilastres et de gaines, qui soutiennent une corniche fantaisiste. Plus haut,
une autre niche plus petite, avec statuette d'une Vierge orante, est surmontée
d'un couronnement analogue, terminé par deux anges cariatides. Ces motifs
sont enfermés entre deux groupes de deux colonnes chacun, portant les naissances
de deux frontons coupés, qui se superposent et s'enchevêtrent fort habilement.
Les colonnes, à chapiteaux corinthiens, sont cannelées et munies au tiers
de leur hauteur de volumineuses bagues historiées.
Chargez tous les membres de cette composition architectonique
de cartouches, d'écussons, d'incrustations de marbre noir, de ciselures,
de têtes d'anges, de figures en relief ou en ronde bosse; coupez toutes
les lignes par des courbes, par des ressauts, par des échancrures, et vous
aurez le tableau de cet ensemble décoratif, à la fois confus et magnifique.
Le doute est impossible : c'est de l'art italien. C'est
la pompe et l'exubérance italiennes. Et, si la pierre calcaire est française,
les marbres viennent de Carrare. Le marquis de Nérestang, l'ardent collaborateur
de sa soeur l'abbesse dans l'œuvre artistique de la Bénisson-Dieu, avait
certainement visité et admiré la fameuse façade de la Chartreuse de Pavie,
qui était dans son voisinage, alors qu'il tenait pour le roi de France la
ville de Casal, de la province de Montferrat. Il est naturel de supposer
que, voulant meubler d'un riche autel notre chapelle sépulcrale de Nérestang,
qu'il venait d'édifier, il en confia l'exécution à des praticiens et sculpteurs
milanais ou génois, qui durent, par ordre, s'inspirer de l'oeuvre alors
tant vantée d'Ambrogio da Fossano, à Pavie.
Cette influence italienne, « influence tramontaine plus barbare et moins plaisante que la gothique »
qui avait envahi complètement notre XVIIe siècle français, était jugée,
d'une façon aussi sévère que sensée, par deux critiques contemporains
[45]
. Nous ne résistons pas au plaisir de transcrire un passage de leur mémoire,
qui semble inspiré par notre retable de la Bénisson-Dieu, dont il donne
pour ainsi dire la description :
C'est comme un mode ou une manie universelle de n'estimer
beau que ce qui est tout rempli et surchargé d'ornements de toutes sortes,
sans discrétion et sans convenance. Tellement que nos petits maîtres pour
enrichir une composition d'autel, au lieu que le frontispice n'est soutenu
que d'une colonne à chaque côté, y en feraient une pile de quatre ou six
à chaque côté, avec deux ou trois ressautements de moulures de la corniche,
afin de rompre la suite et l'alignement des membres dont la régularité leur
est ennuyeuse. Ce serait aussi trop peu pour eux d'un fronton, ils y en
ajoutent deux assez souvent, et quelquefois trois, tous l'un sur l'autre...
Ils n'estiment pas qu'un fronton soit beau, s'il n'est brisé et lambrequiné
d'un écusson ou d'un cartouche. Les colonnes mêmes, qui sont les soutiens
des ordres, sont contrefaites jusque dans leur fût; car, maintenant, c'est
un trait de maître de faire une colonne torse ou entortillée d'anneaux et
de ligatures capricieuses, qui la font paraître remastiquée et restaurée.
Enfin, on peut dire que la pauvre architecture est maltraitée; mais il ne
faut pas en imputer le plus grand reproche à nos Français, car les Italiens
sont maintenant encore plus licencieux...
Autel majeur. - De même âge que le précédent, c'est-à-dire de la première moitié du XVIIe
siècle, le grand autel en bois du choeur actuel est un travail français.
Une peinture dans un cadre sculpté est accostée de deux colonnes torses,
enguirlandées de pampres. Elles soutiennent un très majestueux entablement,
sur lequel, entre deux consoles renversées simulant un fronton brisé, s'étale
une sorte de cartouche contenant une seconde peinture. Les consoles portent
deux anges aux ailes déployées, sculptés en ronde bosse.
Cette ordonnance procède, comme on le voit, de ce style
dit des Jésuites, si fort à la mode durant le XVIIe siècle, et que le Bernin
a déplorablement prodigué sur les façades des églises de Rome.
LES STALLES
Stalles fixes. - On sait, par Don Martène
[46]
et les anciens usages de l'ordre, que les moines cisterciens se servaient
de stalles en bois munies du siège mobile, dit miséricorde ou patience. On en comptait plus de huit cents dans l'église
de Clairvaux. La Bénisson-Dieu en dut être, sans aucun doute, pourvue dès
l'origine, dans le choeur d'abord pour les profès et les infirmes, puis
dans la nef, près du chancel, pour les novices, plus loin pour les étrangers,
et enfin, près de l'entrée, pour les convers. Il ne reste aucun débris de
cet antique mobilier.
Celui qu'installa l'abbé de la Fin, dans le dernier tiers
du XVe siècle, nous est connu par trois précieuses épaves, trois panneaux
[47]
qui formaient les jouées terminales des stalles basses nanties de prie-Dieu,
sur lesquels s'agenouillaient les religieux occupant les stalles supérieures.
Ces panneaux, de 0m50 sur 1m10, en chêne très épais, sont
revêtus sur l'un des plats, d'une décoration sculptée en plein bois, entre
deux colonnettes d'angle prises dans l'épannelage. D'un style sobre, sans
aucun détail flamboyant, et qui rappellerait le XIVe siècle, cette
ornementation se compose d'un soubassement de quatre arcatures lancettes
ogives, que surmonte une rose à réseau de lobes entrecroisés, sur laquelle
s'étale un écusson avec la crosse en pal. L'écusson, sur l'un des, panneaux,
porte : d'... à trois chevrons d'hermines;
sur l'autre : d'... à trois fasces
de... à la bordure engrelée de...; sur le troisième : écartelé aux 1er' et 4e d'... à trois chevrons
d'hermines, aux 2e et .3e d'... à trois fasces de... à la bordure engrelée
de... Les deux derniers sont des blasons de la maison de 1a Fin.
Il ne faut pas s'étonner de cette décoration d'armoiries
sur des stalles de religieux. Elle était fréquente aux XVe et XVIe siècles. Pour n'en citer qu'un exemple, les stalles de
Cîteaux présentaient, au XVIe siècle,
un grand nombre de blasons de chevaliers de Saint-Michel, créés par François
Ier dans cette église.
De ces trois panneaux, deux sont encore surmontés de leur
couronnement; celui-ci de quatre retroussis en forme de volutes affrontées
deux à deux; celui-là de deux animaux ronde bosse, un lièvre et peut-être
un agneau dont la tête a été brisée.
Par la richesse décorative de ces jouées, on peut se représenter
le luxe de sculpture des appuis et des dossiers des stalles supérieures,
que terminait sans doute un dais ciselé à jour, comme celui de la belle
forme mobile dont nous parlerons
tout à l'heure.
Ces stalles fixes furent naturellement comprises dans la
destruction systématique opérée au XVIIe siècle de toute l'oeuvre gothique
de l'abbé de la Fin. Elles furent remplacées
par les deux rangs de stalles basses, sans aucune valeur artistique, qui
sont encore en place dans le bas côté du choeur actuel. Seul, le siège de
l'abbesse présentait une décoration de sculpture, dont faisaient partie
les trois panneaux de chéne provenant de la collection Lescornel, et qui
appartiennent aujourd'hui à M. l'architecte Collet. Tous les trois sont
chargés d'un cartouche déchiqueté encadrant,
l'un les deux majuscules E-B l'autre deux phi
grecs entrelacés surmontés d'une couronne de marquis, le troisième l'écusson
en losange et entouré d'un chapelet de la première abbesse de Nérestang
qui porte d'azur à trois bandes d'or
et trois étoiles d'argent entre la première et la deuxième bande.
PANNEAU DES STALLES BASSES
Forme ou stalle mobile. - L'église de la Bénisson-Dieu possède
encore, fort peu mutilée et facilement réparable, une des plus précieuses
pièces de son mobilier du XVe siècle. C'est un siège d'honneur, une forme mobile ou banc à cinq places, avec
appuis séparatifs, dais et dossier. Ces cinq stalles sont hiérarchiquement
étagées. celle du milieu milieu, plus élevée que les autres, et qui devait
être forcément précédée d'une ou deux marches, était réservée à l'abbé.
A ses côtés prenaient place les quatre plus importants dignitaires du monastère,
à commencer par le grand prieur et le sous-prieur ou prieur claustral.
Chaque dorsal forme un fénestrage flamboyant sculpté en
plein bois, avec meneau vertical donnant deux compartiments décorés d'écussons,
qui n'étaient malheureusement que cloués et ont disparu. Sur le dossier
de la stalle d'honneur était, en outre, sculpté en bas-relief un abbé crossé
agenouillé devant une Vierge debout. Ces deux figures on été tota1ement
mutilées, mais on en distingue parfaitement les contours. Des figurines
ronde bosse de moines agenouillés surmontent les appuis qui, de même que
les jouées sont de simples bâtis en charpente.
Cette belle forme était certainement le trône abbatial
de 1a salle capitulaire; car l'absence de sièges à bascule et d'autre part
la présence de l'effigie abbatiale ne permettent pas d'y voir un de ces
meubles accessoires de l'autel, analogue à celui que décrit le sieur de
Mauléon dans ses Voyages liturgiques
en France : « Dans la cathédrale de Sens, dit-il, vis-à-vis du grand
autel du côté de l'épître, il y a un fort beau banc, grand et long, composé
de cinq sièges toujours en baissant, dont le prernier, qui est le plus haut.
est pour le célébrant, et les autres pour les diacres et sous-diacres... »
Ajoutons que ce meuble est une pièce d'une insigne rareté
et peut-être unique. Au témoignage de Viollet-le-Duc, il n'existe dans les
musées et les collections que quelques formes mobiles du XVe siècle et à
trois places seulement. Celle du musée de Cluny ne date que de la Renaissance
et a d'ailleurs été rebâtie avec d'anciens fragments.
CLOTURE DE LA CHAPELLE DE NÉRESTANG
Cette vaste claire-voie est un travail de menuiserie d'une
réelle valeur artistique et d'un grand effet décoratif. Sa conservation
est remarquable, et sa restauration, qui peut être accomplie sur place,
exigera peu de frais.
C'est une œuvre française, car, bien qu'on y retrouve quelques-unes
des dispositions du retable italien de la chapelle, elle en diffère totalement
comme sobriété, comme respect de la ligne et des principes de l'antiquité
classique, qu'on n'a pas trouvée, cette fois, trop grave, trop nue, trop
régulière.
Deux pilastres d'extrémités et, au centre, deux colonnes
à chapiteaux corinthiens portent un entablement complet, amorti d'un petit
fronton central. Les trois compartiments, que fournit cette ordonnance,
sont fermés, sur les deux tiers de leur hauteur, d'une claire-voie de balustres
fuselés minces et élégants. Au dessus trois panneaux rectangulaires oblongs
sont sculptés à jour : ceux des côtés, de deux palmes nouées et élégamment
recourbées; celui du milieu, d'une sorte de cartouche dans le style de Jean
Lepautre. La frise est pareillement ajourée avec ornements analogues.
Cette belle clôture n'a plus rien de commun, bien entendu,
avec les oeuvres similaires du moyen âge. L'art de la menuiserie était,
en effet, depuis les influences italiennes de la Renaissance, détourné de
ses voies et procédés rationnels, si bien que, durant les deux derniers
siècles et Jusqu'à nos jours, on ne lui a plus demandé que de simuler des
maçonneries, des sculptures, des colonnes, des consoles, des corniches d'une
saillie le plus souvent démesurée et jusqu'à des draperies
[48]
; toutes oeuvres artificielles, hors de son domaine, de ses moyens, d'où
la science des assemblages semble bannie, et qui ne peuvent se tenir qu'à
force de vis, de membrures en fer net surtout de colle forte!... Encore
ne parlons-nous pas de la mode désordonnée des placages empruntés à l'ébénisterie,
qui a complété la décadence et accentué de plus en plus le caractère éphémère
de tous nos travaux menuisés contemporains.
LES BRODERIES
On sait, en effet, quel éblouissement produisit le faste
de l'antique Byzance et des villes d'Asie Mineure sur nos croisés qui, partis
habillés de fer, revinrent couverts de ces splendides étoffes d'Orient,
toutes chargées d'or, de pierreries, dont les broderies «$resplendissaient si fort au soleil, qu'il semblait qu'elles fussent allumées
[49]
! »
Ce fut surtout après le sac de Constantinople, en 1204,
que se généralisa le goût pour les tissus brodés, à ce point que, dès le
milieu du XIIIe siècle, ainsi qu'en témoigne le Livre
des métiers d'Et. Boileau, fonctionnaient à Paris de nombreuses et puissantes
corporations de fillaresses de soie
à fuseaux, de crespiniers de fil et de soie pour ouvrages à l'aiguille
et à mestier, d'ouvriers de draps
de soie et de velours, de tapissiers
de tapiz sarrasinois qui travaillaient
pour les églises ou les hauz homes,
et de broudeurs et brouderesses, comprenant les découpeurs et chasubliers, ainsi que les
faiseurs d'aumônières sarrasinoises
[50]
.
Avec Philippe le Bel, la mode des fourrures avait été détrônée
par celle des broderies, dont étaient surchargés les vêtements et tous leurs
accessoires, coiffures, gants et chaussures, à tel point, dit Quicherat,
qu'en plein XVe siècle, toute grande maison avait son brodeur à l'année
[51]
. Et jusqu'au XVIIe on brode, non seulement les costumes de cour ou de riches
personnages, les orfrois ou parements d'église, mais jusqu'aux tentures
mobiles des appartements, ainsi qu'en témoignent tous nos anciens inventaires.
Au déclin de la Renaissance, cet art recevait une nouvelle
impulsion par l'adoption des motifs de fruits et de feuillages, que les
dessinateurs empruntaient aux tissus brochés à ramages, dits brocarts et
brocatelles. Un jardin spécial fut créé à Paris pour fournir des modèles
de fleurs. Et il est curieux de noter, en passant, que c'est un établissement
horticole, créé pour des peintres, qui, acheté par le roi Henri IV, est
devenu la célèbre institution scientifique connue dans le monde entier sous
le nom de Jardin des Plantes, avec son Muséum d'histoire naturelle.
Le luxe des vêtements devenant excessif, motiva le fameux
édit somptuaire, par Louis XIII en 1629. Mais ce règlement sur les superfluités d'habits n'atteignit en rien les ornements
d'église, dont la production fut plus considérable que jamais. Et c'est à cette époque du milieu du
XVIIe siècle que se place la confection des broderies que possède la Bénisson-Dieu.
Ces ouvrages à l'aiguille, oeuvres de nos Bernardines démontrent que les
couvents cisterciens, malgré les rigueurs de la règle rivalisaient d'efforts
avec les autres maisons religieuses pour produire de luxueux ouvrages comparables
aux chefs-d'oeuvre sortis des Carmels de Tours et du Blaisois
[52]
.
Chasuble. - Cette broderie sur satin blanc,
exécutée au passé en soies de couleurs avec fort relief, offre un éblouissant fouillis de rinceaux,
d'oiseaux et de fleurs au naturel.
La croix est dessinée par un large galon d'or fin, et tout
au bas, à droite sont brodées en soie, or et argent, les armes de Nérestang.
L'écusson, timbré de la couronne de marquis, est entouré des cordelettes
d'or à coquilles d'argent, soutenant la croix à huit pointes de l'ordre
de Saint-Michel. Le marquis frère de l'abbesse Françoise, fut donc vraisemblablement
le donateur de cette riche pièce de broderie, qui serait, par conséquent,
antérieure à l'année 1639, date de son décès.
Devants d'autel ou
antependia. – « Suivant les prescriptions relatives à la décoration des églises, dit
l'auteur des Mélanges d'art, la
partie antérieure de chaque autel
lorsque le prêtre disait la messe, était autrefois ornée d'une tenture
en étoffe ou en broderie; on poussait même le soin, comme pour les ornements,
jusqu'à employer la couleur du jour. » L'église de la Bénisson-Dieu
possède encore quatre anciens parements, brodés au milieu du XVIIe siècle,
dont les dimensions identiques, 0m88 de hauteur sur 2m50 de long, sont celles
de l'autel majeur auquel on les adaptait.
Le plus remarquable, le plus riche, est exécuté au plumetis,
opus plumarium, en soie de couleur
sur un mince tissu de laine blanche. Un cornet de fruits et de coquillages
occupe le centre d'un entrelacement de rinceaux chargés de fleurs et d'oiseaux
rares, dont le coloris fin et harmonieux a malheureusement perdu sa vivacité
première et demanderait à être ravivé par une intelligente restauration.
Il y a là des iris, des oeillets, des tulipes et des fritillaires d'un dessin
et d'une exécution irréprochables. Ce beau panneau de broderie nuée est armorié de deux écussons. Celui du marquis de Nérestang
est entouré du collier de l'ordre du Saint-Esprit et fait pendant à l'écu
en losange, avec la crosse en pal, de l'abbesse sa soeur qui travailla peut-être
à ce remarquable ouvrage.
A la même époque appartient un autre parement
d'un effet saisissant, quoique moins somptueux. C'est une broderie de rapport,
ce qu'on appelait au XVIe siècle un travail d'entretaillure. De petites pièces brodées en laine, au
point carré de tapis sont appliquées sur une étoffe de fond d'un rouge éclatant,
et pourfilées d'un cordonnet ou milanaise cousu de soie blanche. Ces appliques,
qui sont embouties ou bourrées pour leur donner du relief, représentent
des fleurs, des feuillages d'un dessin grossier, d'un coloris pauvre. Elles
sont distribuées de façon à former deux bandes verticales de chaque côté
d'une croix du Saint-Esprit, brodée de même et placée au centre du parement.
La colombe, en fils d'argent sur trame de soie, se détache sur fond de soie
jaune d'or, et les huit branches de la croix sont bordés de fleurons donnant
l'aspect d'un travail d'orfèvrerie.
Cette ornementation se complète très ingénieusement d'un
semis de perles en soie blanche, au point lancé et qui, disséminées dans
les vides et les échancrures. produisent sur le fond rouge feu un grand
effet décoratif.
Le troisième devant d'autel, à fond de laine violette,
est encore un travail d'entretaillure.
Mais les dimensions uniformes, 0m17 sur 0m17, des pièces de rapport.
disposées en échiquier de chaque côté d'une croix grecque, donnent à l'ensemble
un aspect trop régulier et peu artistique. Ce défaut est en partie racheté
par la présence de délicates fleurettes, brodées au point lancé en soie
de couleur, tout autour des bouquets isolés et dans les vides de la croix.
Il nous reste à décrire un dernier parement très curieux,
qui servait pour les cérémonies mortuaires. C'est une broderie au petit
point, de trois rangs de crânes humains avec tibias, instruments de fossores
en sautoir et semis de larmes; le tout se détachant en blanc sur fond noir.
Au centre se dresse une croix Jaune, ombrée de verdâtre et de bistre, dont
les bras supportent un suaire où s'étale le monogramme du Christ. Tout autour
sont disposés les instruments et attributs de la Passion. L'échelle fait
pendant à la colonne de la flagellation surmontée du coq. La lance (une
lance de tournoi) et le bâton à éponge se croisent en sautoir. En haut sont
figurés le soleil et la lune, ces emblèmes, des deux natures du Sauveur.
En bas, sous une tablette qui porte l'arbre de la croix, sont brodés en
soie jaune orange et en capitales romaines, ces trois mots : ora
pro textrice (priez pour la brodeuse). Enfin, dans le haut du parement,
sur quatre larmes, se lit encore, mais non sans peine, la date M-DC-LX-VII.
Ces chiffres sont brodés en soie, d'une teinte jaune presque complètement
décolorée.
En terminant cet inventaire de l'ancien mobilier de notre
abbatiale, il convient de rappeler que de nombreux débris en avaient été
relégués dans les bâtiments conventuels, devenus propriété particulière
en 1791. Ils furent dispersés, vendus ou donnés, lors des démolitions opérées
depuis la Révolution. Plusieurs fragments de bois sculptés ornent, paraît-il,
des collections particulières à Saint-Etienne, et dans celle de M. le chevalier
de Saint-Thomas était entrée, par don de M. Gambon, qui fut propriétaire
de l'abbaye, une superbe plaque d'émail, un tryptique, qui, vers 1870, a
passé à l'étranger.
IV
La statuaire et
la sculpture d'ornement, ces deux
branches du même art, qui, dans les édifices du moyen âge et jusqu'au XVIIe
siècle, c'est-à-dire jusqu'à la naissance des académies, ne se séparaient
jamais de l'architecture à laquelle elles étaient tenues de s'adapter comme
style et comme proportions, n'ont eu et ne devaient avoir, grâce aux prohibitions
cisterciennes, qu'un rôle insignifiant dans la décoration de notre abbatiale.
II n'en fut plus de même dès le XVe siècle, et les travaux
artistiques de l'abbé de La Fin aussi bien que ceux de Mme de Nérestang
s'affirment encore à l'heure présente par quelques remarquables ouvrages
et de nombreux fragments échappés, aux faits de guerre et au vandalisme
de la mode ou des révolutions.
SCULPTURE
D'ORNEMENT.
Nous avons déjà décrit la grande porte romane et sa décoration
sobre, élégante, mais innaturelle et plate comme une gravure, procédant
des inspirations syriaques rapportées par les Croisés des villes de Tyr,
de Damas et surtout d'Antioche, la Cités refuge des arts grecs des bas temps.
Ce style hiératique et conventionnel avait, dès le XIe
siècle, remplacé dans notre vieille Gaule romanisée les types antiques dégénérés;
puis il s'était transformé totalement dès les premières années du XIIIe
au souffle nouveau de la sculpture française, née de l'étude de la nature
et de la flore indigène.
Or, depuis quelques années, nos architectes
et nos ornemanistes contemporains le remettent en honneur, nous dirions
même à la mode, ainsi qu'en témoignent les détails ciselés ou sculptés sur
le métal, la pierre ou le marbre, dont ils revêtent notre mobilier civil
ou religieux, les édifices de nos rues, de nos cimetières, et jusqu'à des
temples considérables totalement orientalisés comme la nouvelle basilique
de Notre-Dame-de-Fourvières. Les élégantes tigettes, les folioles grassement
modelées, les bourgeons recourbés en crochets, les choux, les chardons réalistes,
toutes ces fantaisies charmantes de notre art gothique français, aussi bien
que les feuilles grecques de l'acanthe et du laurier si élégamment reprises
et utilisées par la Renaissance, tout cela est en train de céder la place
à la palmette innaturelle et aux
combinaisons géométriques de l'Asie, dont on croit racheter la monotonie
et la pauvreté d'invention par une addition non motivée de contreforts,
de crénelages, par une profusion de détails et une exagération d'échelle
fatigantes et d'un bon goût contestable.
On peut, sans sortir de notre région, vérifier ce sentiment
de malaise à la vue des retables, des chaires à prêcher, des tombeaux édifiés
en ces dernières années, des pièces d'orfèvrerie religieuse de fabrication
lyonnaise, et des nombreuses décorations intérieures analogues à celle des
église de Nandax en Roannais et de Notre-Dame-de-la-Roche, aux confins du
Lyonnais, bâties par un très éminent artiste, M.Bossan, qu'avait fanatisé
l'art oriental de la Sicile, et dont les productions ornementales font école
aujourd'hui dans toute la province lyonnaise. Ces productions révélent un
talent très personnel, toujours consciencieux. Le style en est élevé, surtout
sévère et robuste, jamais tendre ni jamais élégant. Il exigerait donc des
conditions spéciales d'adaptation, sans engouement et sans parti pris!...
Les récentes et si curieuses découvertes de la mission
Dieulafoy, en Susiane et en Chaldée, ne pourront que favoriser ces nouvelles
tendances décoratives en si réel désaccord cependant avec le goût et l'esprit
français.
Nos cisterciens devaient, par
motif de simplicité tout autant que d'économie, s'attarder dans la tradition
byzantine, mais ils ne pouvaient immobiliser, alors que s'épanouissaient
autour d'eux le grand mouvement naturaliste du XIIIe siècle.
Aussi bien l'art décoratif nouveau
faisait-il, vers 1220, son apparition à la Bénisson-Dieu, avec le riche
enfeu installé, dans la paroi extérieure de l'église sous le cloître par
le comte de Forez Guy IV, pour sa mère Alice de Suilly.
Nous avons donné, dans un mémoire spécial
[53]
, l'histoire et la description de ce tombeau qui fut détruit au XVIIe siècle
par l'abbesse de Nérestang. Il nous en reste le plus important fragment,
le sarcophage, dont le couvercle est sculpté d'une croix processionnelle
en relief, décorée de gemmes, de bouquets feuillus et d'un médaillon que
remplit la figuration de l'Agneau. C'est un précieux objet d'art du plus
pur style de XIIIe siècle. Arraché en 1884 à une destruction inévitable,
il fait aujourd'hui l'ornement du musée archéologique installé dans l'église.
De la sculpture ornementale exécutée sous le gouvernement
de P. de La Fin au XVe siècle, il ne reste que des débris rendus par les
travaux récents et qui avaient été employés comme moellons par les maçons
de Madame de Nérestang. - Un seul ouvrage de cette époque a survécu, c'est
la niche-armoire ou baptistère dont nous avons parlé, qui ouvre à un volet
de bois et fut installée dans la paroi de la chapelle Sainte-Marguerite.
Son luxueux parement de pierre se compose d'un dais à arcatures et à accolades,
amorti d'un haut fleuron feuillu et porté sur deux faisceaux de petits contreforts
terminés en clochetons et en pinacles. Ce petit monument est du même âge,
du même style mais d'un moins riche travail que la belle piscine d'Ambierle
à couronnement ajouré en forme de diadème.
Quant à l'œuvre sculptée décorative du XVIIe siècle, elle
se concentre dans la chapelle des Nérestangs, dans le somptueux retable
de marbre précédemment décrit et deux vastes cartouches en pierre blanche
encadrant des inscriptions sur marbre noir, surmontées de tête d'anges d'un
fort relief. Ces deux compositions sont assises, l'une sur un faisceau de
drapeaux, l'autre sur un groupe de fruits, de feuilles et de palmes.
STATUAIRE.
La statuaire fut au moyen âge le plus important et le plus
populaire de tous les arts figurés qui, dans les édifices religieux, faisaient
« l'office de leçon pour instruire, de sermon pour moraliser et d'exemple
pour édifier », paraphrase du beau vers que le grand artiste de saint Denis,
l'abbé Suger fit graver, du vivant même de saint Bernard l'iconophobe, au
front de son abbatiale:
Mens
hebes ad verum per materialia surgit.
Aussi sans parler de certaines cathédrales qui contenaient,
comme les Notre-Dame de Chartres, de Reims ou de Paris, jusqu'à quatre et
cinq mille statues de pierre, « il n'y avait pas jusqu'au XVe' siècle une
seule église. tant petite fût-elle, qui ne « possédât trente, cinquante,
cent figures, soit sculptées, soit peintes sur mortier « ou sur verre »
[54]
.
Dans notre abbatiale de la Bénisson-Dieu, point de statuaire
avant le relâchement de la règle, c'est-à-dire avant le milieu de la période
gothique.
Statue en bois de
la Vierge. - Au XVe, peut-être même à la fin du
XIVe siècle appartient une statue de la Vierge mère, adossée au retable
de l'autel de Marguerite, au moyen d'un de ces socles violemment encastrés
après coup, dont nous avons parlé plus haut. La statue est en bois dur;
elle était peinte. Sa hauteur est de 1m40.
La Mère du Sauveur est debout, vêtue d'une robe avec surcot
et ceinture d'orfévrerie posée très bas. Cette robe est très longue et cache
la chaussure. L'ample manteau qui la recouvre en laisse voir tout le devant,
car il n'est pas ramené sur l'un des bras mais seulement relevé de chaque
côté comme au XIIIe siècle. Ses plis anguleux, épais et profondément refouillés
sont d'une exécution extrêmement énergique.
Sur la tête est posée une couronne ovale et haute, d'où
s'échappe, sans le voile traditionnel une abondante chevelure, non plus
éparse et flottante, mais tressée en torsades épaisses qui tombent sur les
épaules
[55]
.
Le visage, aux traits accentués jusqu'à la dureté, a la
distinction et la gravité des sculptures du XIIIe siècle.
La Vierge regarde devant elle, comme pour montrer que c'est
à elle qu'il faut adresser les prières, mais non à l'Enfant qui joue avec
un oiseau, qu'elle tient par un pied et porte étendu sur le bras gauche
sans lui sourire.
Cette statue est un problème artistique et chronologique
que nous ne pouvons approfondir ici.
C'est une aristocratique et très noble dame, grande, mince,
à l'air méditatif presque divin. Ce n'est pas la mère tendre et charmante
des bas temps gothiques. Ce n'est pas le type si gracieux, si féminin de
la sainte Catherine peinte à Saint-Romain-le-Puy en Forez. Et pourtant,
le réalisme du XVe siècle s'y révèle déjà dans cette étude un peu cambrée
et le ventre saillant, dans les détails de la toilette, de la coiffure,
dans l'absence peu commune du voile qui eût caché les torsades trop mondaines,
dans les plis cassés de la robe flottante!
Comme technique, l'ouvrage laisse certainement à désirer
; ce n'est point un chef-d'oeuvre. Le visage est un peu plat, les mains
médiocres, la tête de l'Enfant trop forte et ses jambes nues mauvaises.
Vivant à une époque où, par suite de l'interdiction de l'étude du nu, l'art
chrétien négligeait forcément la beauté plastique du corps humain, notre
imagier, comme tous ses contemporains, s'est préoccupé surtout de la beauté
morale. Il a cherché l'idéal religieux. Il a donné aux traits de la Vierge
une incontestable distinction, à son attitude la simplicité et le naturel,
aux draperies un faire monumental. L'oeuvre pèche peut-être par un excès
d'énergie dans l'exécution, mais on aime à y constater 1'absence complète
de vulgarité.
L'artiste fut en somme un croyant et un penseur plutôt
qu'un savant. Il n'appartint pas à l'école franco-flamande de Bourgogne.
Il fut peut-être influencé par les Italiens d'Avignon? Mais son oeuvre reste
dans tous les cas bien française et semble devoir être, sans trop d'erreur,
donnée au mouvement artistique qui avait pris naissance à la fin du règne
de Charles V.
Calvaire et crucifix
de bois. - Ces deux ouvrages viennent dans l'ordre
chronologique après la Notre-Dame que nous venons de décrire.
La sculpture sur bois en si grande vogue au XIVe et XVe
siècle, aussi bien en France que dans les Flandres, qu'en Allemagne et en
Italie, a produit un nombre immense d'ouvrages d'art: statues de toutes
dimensions, stalles, retables, scènes de haut, de bas relief et plus rarement
de ronde bosse, destinées à l'ornementation des églises, des chapelles et
même des oratoires privés. Et la caractéristique de toute cette statuaire
c'est qu'elle est ordinairement peinte et dorée.
Dans les comptes des rois Charles V, Charles VI, du duc
Philippe le Bon, on rencontre de nombreuses mentions de ces pièces portatives
dont les spécimens sont aujourd'hui devenus fort rares en dehors des collections
et des musées.
Sans sortir du Roannais nous possédons cependant à Ambierle
un splendide monument de cet art du bois, du dernier temps du moyen âge,
et la Bénisson-Dieu, indépendamment de la belle statue gothique dont nous
venons de parler, conserve un grand Crucifix et un groupe de six personnages
figurant la scène du Calvaire, qui sont deux ouvrages de la seconde moitié
du XVe siècle.
Le Calvaire est de petite dimension : 0m40 sur 0m55. Au
sommet d'un bloc verdâtre taillé en forme de petite colline sont plantées
les trois croix. Le larron de gauche est complètement mort ; sa tête et
son corps pendent inertes. Celui de droite regarde le Sauveur auquel il
adresse la suprême invocation que l'on sait. Ces deux suppliciés sont attachés
par des cordes à des croix en Tau. Le Christ n'est fixé à la sienne que
par les trois clous adoptés, contrairement aux anciennes traditions, par
les premiers peintres Italiens du XIIIe siècle
[56]
.
La Madeleine agenouillée serre amoureusement dans ses bras
l'arbre de la Croix, au pied duquel est déposée l'urne des parfums, et,
sur un long, manteau rouge terminée en nombreux plis cassés, flotte son
ample chevelure d'or.
Au premier plan saint Jean et la Vierge sont debout; suivant
le récit évangélique. Celui-ci, les mains croisées sur 1a poitrine, lève
ses regards vers le Maître. La Vierge a 1a tête inclinée. Elle pleure. C'est
la personnification du la douleur: ce n'est pas la Mère intrépide de saint Ambroise, si magistralement peinte sur les
vitres d'Ambierle
[57]
.
Cet
ensemble est remarquable par la verité des attitudes et par l'intensité
d'expression. Il fait prier.
L'imagier qui l'a taillé appartenait à l'école de la Bourgogne,
comme le démontrent les types de ses personnages. C'était un artiste de
valeur, car les corps nus des trois crucifiés sont traités avec une science
fort rare à cette époque et il travaillait dans la deuxième moitié du XVe
siècle. La forme pointue de la chaussure de la Vierge marque la transition
entre la poulaine proscrite par Louis XI et la spatule exagérée des premiers
temps de la Renaissance.
Le Crucifix est malheureusement placé trop haut dans la grande nef en face de la chaire.
Il faut souhaiter qu'on l'installe bientôt dans une autre partie de l'église
où il sera facile de l'étudier. Car c'est une pièce qui se recommande par
sa valeur esthétique et par des dimensions peu ordinaire, puisqu'il mesure
plus de 1m 35 en hauteur.
Dans un inventaire des joyaux et vaisselle d'or et d'argent
du roi Charles VI, daté de 1418, se trouve cette mention : « Un image de bois de Nostre Dame qui tient son
Enfant par le pié; - un cruxefilz de
bois sur un arbre vert brossonné. »
L'arbre de notre crucifix
est en effet de couleur verte et brossonné, c'est-à-dire arrondi et ébranché.
C'est l'arbre historique, réel, l'arbre du Vexilla Regis, composé par saint Fortunat, l'arbre des vitraux de
Bourges, de Chartres et de Paris.
Il est haussé sur un bloc figurant un
rocher avec les accessoires svmboliques habituels des os et du crâne du
premier homme.
Le Christ aux bras horizontaux est bien mort. Sa tête couronnée
d'épines penche du côté droit. Elle est surmontée d'un disque, d'où partent
dix rayons alternativement droits et flamboyants et dont le champ semble
vide d'un ornement, probablement d'une petite croix qui lui était adhérente
et aura disparu. Avons-nous là un soleil, une gloire emblème de la lumière
du monde ? Y pourrait-on voir un véritable nimbe ?...
De la présence de ces rayons lumineux,
dont l'usage en iconographie se généralise surtout à la Renaissance
[58]
, on pourrait tirer un argument pour rajeunir ce crucifix, mais il faut
persister à le donner au XVe siècle. Car, outre qu'à cette époque, il n'est
pas rare de trouver les flammes emblématiques, on ne rencontre plus en deçà
de la période gothique l'arrangement symétrique si caractéristique du linge
qui ceint les reins du Christ, les si longues mèches pendantes de la chevelure
et l'anatomie spéciale du torse et surtout des bras. L'imagier qui a sculpté
le crucifié de la Bénisson-Dieu avait vu ceux des primitifs de Florence,
de Lorenzo Monaco aux Uffizi et de Taddeo Gaddi à la chapelle espagnole
de Santa Maria Novella.
Statue
de Dieu le Père.- L’occulus de la façade de l'église était
obstrué jusqu'à ces derniers temps par un massif bloc de pierre sculpté
qui, à une époque inconnue y a avait été déposé sans aucun scellement, sans
aucune précaution pouvant en prévenir la chute? A peine visisible à une
telle hauteur et dans de si mauvaise conditions, ce fragment n'avait jamais
attiré l'attention d'une façon sérieuse. Par suite des récents travaux de
restauration, l'occasion nous ayant été offerte de le voir de près et de
juger de sa valeur artistique, nous obtînmes de le faire de le faire enlever
de sa périlleuse position et de le déposer provisoirement sur l'aire du
grand comble, d'où il vient, il y a deux mois, d'être descendu au rez-de-chaussée
de l'église non sans de très sérieuses difficultés que seul pouvait surmonter
le zèle du consciencieux et habile entrepreneur M. J. Robin.
Le problème à résoudre : Quelle fut la destination primitive de cette statue de la Renaissance
? Ornait-elle extérieurement la partie supérieure de la façade ? Faisait-elle
partie de la riche décoration exécutée sous l'abbé de La Fin dans l'abside,
d'où on l'aurait enlevée lors des destructions du XVIIe siècle pour la reléguer
sous les combles ? Les textes ne fournissent aucune réponse à ces questions.
Toutefois, à l'appui de la première opinion, on peut admettre
que l'architecte de P. de La Fin, ayant dû exhausser considérablement le
pignon de la façade pour lui faire supporter le comble suraigu qu'il venait
d'édifier, put vouloir en racheter la nudité en y accolant extérieurement
une statue portée sur un socle en saillie
[59]
.
Puis, lorsqu'au XVIIe siècle cette partie supérieure du
mur de façade fut, pour une cause ignorée, reconstruite à nouveau
[60]
, comme en témoigne la présence dans la maçonnerie d'un linteau brisé, timbré
des armes de La Fin dans un cartouche polygonal, les maçons n'osèrent pas
mettre en pièces la statue et, pour n'avoir pas à la descendre ou à en charger
les voûtes, la logèrent tant bien que mal dans l'oculus qu'ils venaiant
de construire.
Cette hypothèse paraît être la plus probable. Car, en supposant
que cette sculpture ait primitivement décoré l'abside, il serait impossible
de justifier sa translation ultérieure sous les combles au prix d'une ascension
très coûteuse et sans aucune utilité.
Quoiqu'il
en soit, sa récente installation au rez-de-chaussée de l'église la met dorénavant
à l'abri de nouvelles vicissitudes tout en en permettant facilement l'étude.
Seconde question: Quel
est le personnage représenté par cette statue et qui porte le costume et
la tiare des Papes?
On sait que, soit par la difficulté d'en composer une image
suffisamment divine, soit par suite des haines et des prohibitions des Gnostiques,
Dieu le père est absent sur les monuments figurés jusqu'au XIIe siècle et
ne se révèle jusque-là que par le bras ou la main tantôt bénissante tantôt
rayonnante qui sort d'un nuage. Cette main persista même jusqu'au siècle
dernier.
Les premières figurations précises se trouvent à Notre-Dame-du-Port
de Clermont, à Saint-Savin, puis à Chartres et au Campo Santo de Pise dans
les fresques d'Orcagna. On les rencontre ensuite dès le XIIe siècle sur
quelques trabes ou jubés des cathédrales et ils
ornent presque tous les missels gothiques ainsi que le constate l'évêque
de Mende dans son Rational, et après lui les procès-verbaux de visites diocésaines.
Jusqu'au XIVe siècle toutefois la figure du Père se confond
avec celle du Fils. Le globe ou le livre seuls les distinguent.
Mais dès cette époque le naturalisme, l'idée humaine, tendent
à prédominer sur l'idée liturgique de la coéternité et de la similitude
d'âge des deux personnes. Chacune d'elles reçoit une représentation spéciale.
Le Fils est plus jeune, et 1e Père est un vieillard à longue barbe et à
puissante chevelure. C'est l'Ancien
des jours de la Bible ; c'est une émanation du majestueux Pantocrator des grandes coupoles byzantines.
Durant le XVe siècle italien, ce vieillard s'incarne dans
le type social qui est alors le plus respecté et le plus éminent, celui
du Pape. Il en revêt le costume, il en adopte la tiare cerclée de couronnes
royales.
Les guerres d'Italie popularisent en France cette figuration
spéciale dès la fin du XVe siècle. Puis notre Renaissance, s'inspirant des,
maîtres de Rome et de l’Ombrie, substitue au vieillard infirme, à face ridée
et tête chauve des manuscrits ou des statues du moyen âge, une admirable
figure de 1'Eternel, rajeunie, sereine, imposante, à barbe plantureuse et
longue chevelure blanche.
C'est très exactement ce dernier type que nous offre la
statue conservée à la Bénisson-Dieu qui est sculptée dans un calcaire blanc,
très tendre, analogue à la pierre d'Apremont en Berry. Elle est assise et,
malheureusement incomplète des jambes et des avant-bras qui ont été brisés
et ont disparu.
La tête intacte est celle d'un homme dans la plénitude
de l'âge, mais non d'un vieillard. Le visage aux traits réguliers, calmes,
avec le nez droit, la bouche fine légèrement entr'ouverte, est empreint
d'une majestueuse sérénité. La barbe descend très bas sur la poitrine et
s'étale sur les épaules.
Notre personnage est coiffé de la tiare pontificale, qui
est ce bonnet rond et pointu, avec pierreries, qui fut adopté depuis Jean
XXII au commencement du XIVe siècle et que les Italiens appellent il tri regno.
Les plis gros et simples du vêtement de dessous décèlent
un tissu de laine. Ce n'est donc pas l'aube ou chemise de toile primitive
mais la robe de laine blanche, devenue habit de cérémonie. Et par dessus
s'étale une vaste chape ou pluvial, retenu par une patte à agraffes que
la barbe cache en partie.
La chayière en X, sur laquelle est assis le personnage,
paraît être le faldistoire, siège de parade usité dans les cathèdrales dès
la fin du XVe siècle pour la célébration des messes pontificales
[61]
. Ces accoudoirs sont recourbés, dont un seul est intact, se terminent en
pommettes de velours à franges de soie, et leurs plats sont ciselés d'un
élégant rinceau Renaissance.
C'est donc bien des premières heures de notre Renaissance,
des dernières années de l'abbé de La Fin, mort en 1504, qu'il faut dater
l'objet d'art que nous venons de décrire.
Il convient d'ajouter que, comme technique, il est absolument
remarquable. La profondeur des évidements, le fini du travail terminé à
la rape, la perfection des détails, dénotent une rare science de praticien
bien servie d'aileurs par l'homogénéïté et l'extrême finesse du grain de
pierre.
Reste à résoudre un troisième et curieux problème d'iconographie
: Cette figure du Père éternel est-elle bien une de ces MAJESTES, que le
moyen âge peignait sur ses missels en tête des prières du Canon et dont
il plaçait souvent, sur les trabes ou les jubés, la statue devant laquelle
s'inclinaients les moines ou les clercs se rendant dans le choeur?
[62]
Nous ne le pensons pas.
On remarque en effet sur la barbe une
cassure de la pierre, preuve certaine de l'existence d'un accessoire qui
lui était soudé et qui a été brisé. D'autre part, la position symétrique
des bras tendus en avant et à la même hauteur, indique que les mains tenaient
ou portaient cet objet; on peut donc admettre avec toute vraisemblance que
nous avons dans cette statue une de ces représentations, si nombreuses dans
les derniers temps du gothique, qu'on appelait les Trinités, et figurait
le Père assis soutenant dans ces mains les bras de la croix où le Fils est
attaché. Ici le Saint-Esprit en colombe était sans doute posé sur la partie
supérieure de l'arbre, que pour plus de solidité, notre sculpteur avait
fait appuyer sur le bas de la barbe où il faisait corps avec la pierre,
à l'endroit où se remarque la petite cassure actuelle.
Un dessin donné par Didron
[63]
, d'après une peinture sur bois du XVe siècle de l'abbaye de Saint-Riquier,
fournit un spécimen complet de ces figurations. Dans notre voisinage il
en existe un autre non moins intéressant donné par une lettre historiée
du manuscrit de l'ancien prieuré de Saint-Victor-sur-Rhins ; on y voit
le Père assis sur un trône de forme bizantine
[64]
. Il soutient, la croix en Tau sur laquelle pend le crucifié, et la colombe
aux ailes déployées descend de l'une à l'autre des deux Personnes, formulant
ainsi le dogme de la procession du Saint-Esprit.
A l'appui de cette solution, il y a lieu de remarquer que
dans le bas moyen âge qui est l'époque de notre statue, les Majestés ne se rencontrent plus qu'en images.
dans les livres liturgiques, où leur présence d'ailleurs devient générale
et régulière. comme le prouve, pour notre région Forézienne notamment, un
très curieux procès-verbal de visite de 1469
[65]
.
Il faut en outre tenir compte de la dévotion spéciale à
la Sainte Trinité de l'abbé de La Fin qui, dans les derniers temps de sa
vie, en 1496, construisait, aux limites du Forez et du Bourbonnais, la collégiale
de Montaiguet qu'il plaçait sous le patronage « de la glorieuse Vierge Marie,
de sainte Anne, de saint Edmond et de la sainte et indivisible
Trinité. » Et dans cette église, suivant son chroniqueur M. de Quirielle,
1e pieux abbé plaçait « une très belle représentation sculptée de la Sainte
Trinité
[66]
. »
Groupe en pierre de sainte Anne et de
la Vierge. - Ce groupe, de 1m35 de hauteur, décore
l'autel de La Fin ou de Sainte-Marguerite où il fait un pendant avec la
Vierge gothique de bois. Il est sculpté dans une pierre calcaire tendre
de même nature que celle de la statue de Dieu le Père.
Les deux personnages sont debout. La Vierge, qui presse
dans ses bras l'Enfant, méconnaissable tant il est mutilé, a la stature
d'une toute jeune fillette. Ses cheveux séparés sur le front sont coupés
court de façon à former une sorte de bourrelet tout autour de la tête, suivant
la mode du temps de Charles VIIII. Elle est vêtue d'une robe à poignets
ajustés que recouvre un ample manteau. fait d'une étoffe épaisse et dont
un des côtés est ramené par la main qui supporte l'Enfant.
Sainte Anne tient un livre sous le bras droit et pose une
main sur l'épaule de sa fille. Sa tête est serrée dans une coiffe qui cache
la chevelure ainsi que le front et encadre le visage jusque sous le menton,
d'où elle se continue en guimpe plissée sur la poitrine. Cette coiffure
de veuve se complète d'un voile de linge qui s'étale sur les épaules. Et
la robe est entièrement cachée par le manteau dont un des bords, est ramené
en avant par la main qui tient le livre.
On retrouve dans cet ouvrage la science du praticien qui
a sculpté la statue de Dieu le Père. Mêmes évidements hardis et surtout
même souplesse de modelé et de travail dans les draperies qui sont supérieurement
rendues. Mais comme valeur artistique, comme style, ce groupe est très inférieur
aux statues déjà décrites. Les traits vulgaires, épais procèdent de l'art
flamand dégénéré, et les élégances de la Renaissance ne se révèlent que
dans les mains fines et aristocratiques de la petite Vierge qui sont d'un
véritable artiste.
Ce groupe des premières
heures de la Renaissance, comme l'indiquent les détails d'ajustement et
de chaussure, fut exécuté sur la fin de la vie et par les ordres de P. de
La Fin dont le nom est tracé en relief sur la plinthe qui forme corps avec
le bloc sculpté.
Statue en marbre de Notre-Dame dans la
chapelle de Nérestang. - Nous voici bien loin de l'idéal religieux
du moyen âge, des formes sévères et distinguées de la Vierge de la chapelle
de Sainte-Marguerite. Cette Notre-Dame du XVIIe siècle n'est plus une divinité,
c'est une femme. C'est à la fois une matrone aux formes plantureuses et
une grande dame au port majestueux et théâtral. Sous son ample péplum drapé
d'une façon académique, on ne devine aucune anatomie. La main droite porte
l'Enfant aux formes grasses mais correctes, qui tient le globe du monde.
Cette statue est un travail italien commandé à Gênes par
Claude de Nérestang pour orner la chapelle qu'il venait de fonder à la Bénisson-Dieu
avec sa soeur l'abbesse Françoise
[67]
. Le socle de marbre en forme de cippe porte gravé sur sa face principale
l'écu de Nérestang entouré du cordon de Saint-Michel et surmonté de deux
mains de bronze enlacées qui soutiennent deux coeurs enflammés. Le tout
cantonné des monogrammes du Christ et de la Vierge avec la date de 1637.
Aux angles les deux Phi de Philibert de Nérestang, le chef de cette illustre
maison, alternent avec deux C et une F enlacés, initiales de Claude et de
sa soeur l'abbesse.
Hauteur de la statue, 1m20. Hauteur du socle, 0m60.
Rien à dire de la petite Vierge en pierre posée dans une
niche élevée au-dessus de celle dont nous venons de parler. C'est un travail
correct, d'une valeur surtout décorative et due, sans aucun doute, au ciseau
de l'ornemaniste italien qui a modelé les angelots bouffis et les statuettes
ronde-bosse disséminés sur le retable.
Proscrite par les us de Citeaux aussi bien que les autres
arts figurés, la peinture ne fait, elle aussi, qu'à la fin du moyen âge,
son apparition dans notre abbatiale.
PEINTURES
MURALES.
Fresque du Calvaire. - A la période gothique semble appartenir
une page d'une réelle valeur artistique, peinte dans la première chapelle,
à droite de l'entrée et malheureusement aux trois quarts détruite ou cachée
sous d'épais badigeons. Elle représente la scène de la crucifixion. Sur
une croix mince et élancée est attaché le Christ qui vient d'expirer, et
parmi les personnages presqu'invisibles debout à ses côtés, on reconnait
l'apôtre saint Jean qui tient un livre.
Cette peinture de grand style, d'un faire large et habile,
est traitée par teintes plates avec redessinés foncés très justes et très
énergiques. L'enlèvement du badigeon serait une opération délicate, mais
non pas impossible. Elle sera, parait-il, très prochainement tentée.
Peintures murales
du XVIIe siècle. - Lorsque l'abbesse de Nérestang fit
parachever la décoration de son abbatiale, elle chargea son frère, en résidence
à Cazale, de lui envoyer quelques-uns des maîtres peintres qui couvraient
alors de fresques et de détrempes les églises de Lombardie. Leurs travaux
à la Bénisson-Dieu furent considérables.
Une de ces oeuvres présente un intérêt artistique des plus
sérieux, c'est la grande fresque qui surmonte l'autel majeur, au fond de
la nef principale.
Sur un immense ciel sombre, triste, que réchauffent à l'horizon
les derniers feux du couchant, se détache en clair le corps lumineux du
Christ suspendu à une croix d'une hauteur inusitée, et dont l'arbre n'est
pas équarri jusqu'au sol. En bas trois personnages : d'un côté la Vierge
debout, soutenue par saint Jean ; de l'autre la Madeleine accroupie levant
les yeux vers le Sauveur.
Cette page est dramatique et a grand air. Elle est manifestement
inspirée, pour ne rien dire de plus, des calvaires si saisissants du couvent
de Saint-Marc à Florence. Le faire en est large, le dessin correct, et la
tonalité d'une remarquable transparence. Point de tons crus. Et certaines
colorations, comme celle de la robe bleu turquoise de la Madeleine, font
penser aux merveilleux plafonds du Véronèse dans le palais ducal de Venise.
Pour rendre à l'oeuvre sa vibration éteinte sous l'action
du temps, un fresquiste italien d'un incontestable talent, M. Zacchéo, entreprit.
En 1859, d'en raviver tous les redessinés sombres, mais sans toucher anx
teintes. L'opération, conduite avec conscience et habileté, a bien donné
le rajeunissement désiré, mais en dépassant le but par l'accentuation outrée
de certains détails anatomiques qu'il eût plutôt fallu calmer.
Rien à dire des évangélistes et des apôtres peints de chaque
côté de cette grande crucifixion et dans les quatorze niches de la nef.
Les tonalités sont lourdes, sans transparence, et les têtes franchement
médiocres sont des types d'atelier.
Il n'y a pas non plus à s'arrêter longtemps devant l'oeuvre,
si considérable pourtant, peinte à fresque et à la colle sur les voûtes
et toutes les parois de la chapelle de Nérestang.
Sa caractéristique est tout à la fois l'habileté la moins
contestable et l'absence de tout sentiment religieux, de tout idéal dans
les formes et les types qui semblent procéder de l'école d'Anvers. C'est
de l'art païen. C'est un ensemble de coiffures ridicules, de visages laids
et vulgaires, et d'anatomies exagérées, le tout d'ailleurs énergiquement
brossé et d'un coloris quelquefois harmonieux.
Quatre petites figures de la Justice, de la Tempérance,
de la Force et de la Prudence, peintes à la colle en camaïeu bleuâtre, de
chaque côté de l'autel, ne doivent pas être de la main qui a exécuté les
fresques. Ce sont les meilleurs morceaux de la chapelle ; mais leur altération
due à l'humidité est absolument sans remède.
Autre décoration murale de paysages et d'ornements courants
peints en détrempe sur toutes les parois, les voûtes et les ébrasements
des baies de la petite sacristie construite par l'abbesse de Nérestang.
C'est un travail plus curieux qu'artistique. On a voulu y découvrir la représentation
de quelques villes ou châteaux du voisinage : Charlieu, Saint-André-d'Apchon,
Montaiguet, Saint-Paul-de-Vezelin... C'est de la pure fantaisie. Il y a,
il est vrai, une petite vue très exacte, et partant très précieuse du monastère
de la Bénisson-Dieu, datée de 1646 et que nous avons reproduite dans ce
mémoire. Mais, à part ce panneau menacé d'une très prochaine destruction,
tout le reste n'a aucune valeur documentaire.
TABLEAUX
PORTATIFS.
Sur les murailles des nefs et du choeur
sont disséminées quelques toiles d'une valeur médiocre. Ce sont pour la
plupart, des oeuvres du XVIIe siècle. Elles sont d'ailleurs en assez piteux
état et réclameraient un nettoiement et un vernissage immédiats. En voici
le catalogue sommaire:
Apparition de la Vierge à un religieux
et à une religieuse de l'ordre de Cîteaux.
-Deux copie passables d'après Le Poussin; scènes de l'histoire de Moïse.
–
Assomption de la Vierge qui est debout, les pieds posés sur le globe et
le serpent. Son manteau bleu flottant est remarquablement
traité. Extrémités d'un dessin correct, type peu divin, tonalité douce....
C'est une bonne page sortie de l'école
française des Vouet, des Stella des La Hire.
Dans le grand retable du choeur, le panneau
du bas est occupé par une Annonciation, peinture italienne dans la manière
du Guerchin, avec oppositions violentes d'ombre et de lumière sans aucun
clair obscur. - Au sommet du retable, une petite toile d'une coloration
claire, opaline, paraît être la meilleure pièce de toute la collection,
autant du moins qu'on en peut juger à une telle hauteur. Elle représente
l'Enfant-Dieu debout et nu, tenant la boule du monde d'une main et de l'autre
bénissant à la latine.
Le chapitre 81 des Instituts du chapitre général de Cïteaux, promulgués en 1134, prohibait expressément
l'usage des vitres de couleur dans les églises. Et en 1182 ordre était donné
par le chapitre général de détruire dans un délai de deux ans tous les vitraux
peints établis contrairement à cette prescription.
Le
moine architecte de la Bénisson-Dieu, pour obéir à la règle, ferma les baies
de l'église au moyen de verres incolores sertis de plombs disposés de manière
à former de riches dessins.
Deux
fragments incomplets et peu solides de cette vitrerie primitive sont encore
en place dans les fenêtres hautes de la grande nef du coté nord. Les plombs
sertisseurs y donnent des combinaisons ingénieuses, rappelant celles des
claires-voies en pierre ou en bois des édifices romans construits du VIIIe
au XIe siècle. Pas de dessins rectilignes, mais d'élégants entrelacs de
cercles et de quarts de cercle. Les verres blancs, mais verdâtres ; ton
qui n'est pas une patine donnée par le temps mais bien une véritable coloration
contribuant singulièrement à 1’harmonie du vitrail. L'un des panneaux est
égayé de quatre points de verre de couleur qui sont régulièrement distribués.
Il est à peu près certain que cette vitrerie
primitive ne reçut aucune modification jusqu'au XVIe siècle. A cette époque
Gilbert de La Fin, chanoine de Montbrison, deuxième abbé commendataire,
fit fermer une des deux fenêtres du choeur des religieux, devenu le sanctuaire
actuel, d'un vitrail blanc, qui n'est qu'une simple mise en plomb rectiligne. Il est timbré de l'écu de La Fin surmontant
1e nom de Gilbert et la date de 1521.
Son successeur, Antoine de Lévis-Châteaumorand, a marqué
son passage au gouvernement du
monastère, de 1540 à 1558, par l'installation de quatre vitraux encore en
place dans le collatéral nord. Sur une surface incolore, ils présentent
les armoiries de ce troisième abbé commendataire, entourées d'une couronne
de verdure et qui se lisent ainsi: Ecartelé au 1er et 4eme d'or à trois
chevrons de sable, au 2e et 3e de gueules à trois lions d'argent, armés,
lampassés, couronnés d'or, avec la devise: Domus
Levi benedicite Domino.
Quant à l'abbesse de Nérestang, il ne paraît pas qu'elle
ait apporté aucune modification à cette décoration de l'église. Elle se
contenta de faire peindre ses armes sur une des grandes baies de la chapelle
qu'elle venait de construire. Au milieu d'un panneau de verre rouge cerné
d'une frise jaune, s'étale l'écu losangé des Nérestang avec la crosse en
pal. Il est entouré d'un chapelet blanc à croix d'or et de deux palmes vertes
enlacées.
Il convient d'ajouter que le programme des dernières réparations
en cours, comprend le rétablissement de toute la vitrerie haute sur le modèle
des deux panneaux romans si heureusement conservés.
La terre cuite émaillée et décorée de dessins obtenus,
soit par gravure, soit par incrustation de pâtes colorées, a joué un rôle
très considérable à la Bénisson-Dieu, aux deux époques principales de son
histoire monumentale, c'est-à-dire a la fin des XIIe et XVe siècles.
CARRELAGE
ÉMAILLÉ DU XIIe SIÈCLE.
Il est généralement admis qu'à partir de la période Carlovingienne,
les pavages en briques colorées remplaçaient souvent en France, pour des
usages vulgaires, les coûteuses mosaïques de marbre ou les dalles gravées
et incrustées. Les textes le prouvent. On ne possède pas cependant d'échantillons
de ces carrelages antérieurs au XIIe siècle. Mais à cette époque ce genre
de décoration était devenu d'un usage si général, qu'à l'instigation de
saint Bernard, dont nous avons rapporté plus haut les censures, les statuts
de Cîteaux avaient dû, par un article spécial, proscrire dans les églises
de l'Ordre les pavages émaillés lorsqu'ils étaient historiés ou polychromes
[68]
. En 1235, l'abbé du Gard ayant violé cette règle fut condamné à démolir
son pavé
[69]
.
Les cisterciens pouvaient donc faire usage de ces mosaïques
en terre vernissée à la condition qu'elles fussent monochromes ; et c'est
ce qui avait eu lieu vraisemblablement pour notre abbatiale lors de son
achèvement ; mais on n'en possédait jusqu'à ces derniers temps aucune preuve
positive écrite ou matérielle.
Il existait bien dans diverses parties de l'église, notamment
dans la sacristie et aux alentours de l'autel de saint Bernard, des spécimens
de carreaux rouges. très usés décorés de dessins géométriques, gravés et
offrant même quelques traces d'un vernis noirâtre. On n'en pouvait cependant
rien conclure de précis, lorsqu'en 1884, au cours des fouilles rendues nécessaires
pour relever dans la chapelle du calvaire une plate-tombe d'Humbert de Lespinasse,
on rencontra à la profondeur de 0m43 au dessous du sol actuel, un pavage
de beaux carreaux recouverts d'un émail uni très sombre avec dessins au
trait, donnant par leur juxtaposition l'aspect des anciennes mosaïques.
Quelques-unes de ces grosses briques de forme barlongue, étaient destinées
à former des encadrements et présentent plusieurs de ces motifs courants
de bordure si fréquents dans les manuscrits du haut moyen âge. D'autres,
plus intéressant encore sont gravées d'une suite d'arcades plein cintre,
véritable portique roman qui fait date pour ce pavage, sans parler de la
teinte vert-noir unie de la glaçure qui ne se rencontre que jusqu'aux premières
années du XIIIe siècle.
Ce carrelage est, on le voit, contemporain
de l'achèvement de notre abbatiale, dont il dut sans aucun doute décorer
que le chevet et la partie des nefs composant la clôture des profès. Car,
dans le surplus de l'église réservé à la foule des frères, des paysans et
des étrangers l'émail plombifère n'eût offert qu'une durée trop éphémère.
Les travaux de réfection du plancher du choeur actuel ont
amené, en avril 1889, la découverte de nouveaux fragments de ce curieux
carrelage; et toutes ces épaves sont aujourd'hui déposées dans la chapelle-musée
de l'église.
CARRELAGE INCRUSTÉ DU XVe SIÈCLE.
Par sa sévère et sombre coloration monochrome, ce pavage
roman ne pouvait s'harmoniser avec l'élégante ornementation réalisée dans
l'abside et le choeur à la fin du
XVe siècle. L'abbé de La Fin le fit enlever et remplacer par un somptueux
carrelage historié dont il existe quelques spécimens intacts dans les collections
particulières et les musées de Roanne, de Montbrison et de la Bénisson-Dieu
dont nous donnons la reproduction.
Ces be!les briques polychromes sont carrées,
mesurant 0m27 sur 0m28 et 0m05 d'épaisseur. Elles portent au centre l'écu
des La Fin : d'argent, à trois fasces
de gueules, à la bordure engrelée du même, avec la mitre, la crosse
et deux oiseaux debout et affrontés comme supports. La frise d'encadrement
est remplie par quatre phylactères. Sur celui du haut, on lit en capitales
gothiques abâtardies les mots : LAUS DEO ; sur, celui du bas : P. LA
FIN et sur les deux autres : LOUENGE A DIEU.
-Tous les traits du dessin et des inscriptions se détachent en rouge
sur fond jaune. Ces deux tons sont obtenus par incrustation. Alors que l'argile
rouge était encore molle, on y pratiquait au moyen d'une estampille matrice,
des creux et des reliefs correspondant aux dispositions du décor; la partie
creuse était alors remplie d'une couche mince d'engobe blanc, et la pièce
recevait un vernis plombifère translucide qui, par la cuisson, colorait
en jaune le fond blanchâtre.
La suppression du chevet de l'église au XVIIe siècle et
la surélévation du choeur ont amené la destruction de ce riche carrelage
dont les débris ont été jetés aux gravois ou employés dans les murs construits
à cette époque. La récente démolition de quelques-unes de ces maçonneries
a déjà fait retrouver plusieurs de ces carreaux malheureusement mutilés.
L'enlèvement prochain des cloisons qui, depuis deux siècles, ferment partiellement
les baies du collatéral sud, sera très probablement l'occasion de nouvelles
et précieuses découvertes.
TOITURE ÉMAILLÉE.
Pour couvrir l'immense charpente qu'il venait de poser
sur l'abbatiale, P. de La Fin fit émailler de quatre couleurs bien tranchées,
vert-bouteille presque noir, vert d'émeraude, jaune brillant et brun très
chaud de ton, des tuiles plates à crochet furent disposées en compartiments
losangés. Chaque case du vaste damier contient une croix grecque, dont les
bras sombres, égayés de croisillons brillants, donnent l'aspect d'un travail
d'orfèvre. La couleur jaune, la seule qui n'ait pas résisté, a passé au
rose tendre. Les autres tons sont restés solides, et, fondus sous la patine
du temps, ils composent maintenant un ensemble d'une admirable harmonie
[70]
.
Au point de vue technique i1 faut bien remarquer que nous
n'avons plus ici une simple glaçure transparente, mais le véritable émail
stannifère dont en plein XVe, siècle Luca Della Robbiat le Florentin venait
d'inventer l'application aux ouvrages de terre pour les rendre inaltérables.
Mais cette invention ne fut-elle pas plutôt une résurrection de procédés
oubliés ? C'est l'opinion que fait naître la vue des pièces de céramique
asiatique exhibées au Louvre. La similitude avec nos terres émaillées est
saisissante. C'est à croire que nos tuiles de la Bénisson-Dieu sortent des
ateliers qui ont produit longtemps avant l'ère chrétienne les revêtements
en briques émaillées des palais de Darius I et d'Artaxercès Mnémon.
Une dernière question resterait à résoudre: Les terres cuites que nous venons de décrire
furent-elles importées ou fabriquées à la Bénisson-Dieu ? Seule une
découverte de textes précisera la réponse.
Toutefois étant donnée l'importance que l'art de terre
ne cessa d'occuper statutairement dans toutes les abbayes cisterciennes
sans exception, on peut affirrmer à
priori que notre monastère posséda dès le principe dans son enceinte
un établissement céramique, qui reçut sous l'abbé de La Fin une notable
extension, et d'où sont sortis tous les carrelages artistiques et les tuiles
émaillées dont on a rencontré des échantillons ou qui sont encore en place
à Ambierle, à Montaiguet, à Saint-André, à Charlieu, et autres châteaux
ou cités de la région.
V
En l'année 1790, le 27 juillet, peu de mois après le décret
de la Constituante qui avait prononcé 1a confiscation des biens du clergé,
quatre délégués du district de Roanne et de la municipalité de Briennon,
procédaient à l'inventaire des titres meubles du monastère de la Bénisson-Dieu
en présence de la nouvelle abbesse Mme Emilie-Thérèse de Saqui de Tourès,
qui, six mois auparavant venait de succéder à Mme Marie-Thérèse de Jarente
de Sénas.
Il résulte des déclarations consignées
dans le procès-verbal. que la plus grande partie de l'argenterie de l'église avait été envoyée à la Monnaie. On sait
d'autre part que plusieurs des plus précieux reliquaires avaient été préalablement
confiés à la garde d'une pieuse famille de la localité « qui, après
les avoir sauvés du naufrage révolutionnaire les restitua plus tard à la
paroisse »
[71]
.
Le rapprochement de ces deux circonstances
explique comment les citoyens délégués ne trouvèrent à mentionner que trois
calices, un ostensoir, un ciboire et deux petits reliquaires. Il explique
aussi la disparition de tous les vases sacrés, paix, crucifix, croix processionnelles,
garnitures d'autel et autres objets du culte, qui depuis dix siècles avaient
dût certainement s'accumuler dans la sacristie de l'abbatiale et y composer
un ensemble d'une incomparable valeur artistique et matérielle.
Le trèsor aujourd'hui, indépendamment
d'un ostensoir au repoussé d'un assez bon travail, comprend quatre pièces
d'ancienne orfèvrerie, dont trois sont ainsi décrites dans le compte rendu
de la 29e session du congrès scientifique, tenue à Saint-Etienne en 1862
:
1° Une pixyde ou réserve pour l'Eucharistie,
ayant la forme d'une boite ronde surmontée d'une croix, avec les armes d'Antoine
de Sennneterre, évéque de Clermont au XVIe siècle.
2° Un reliquaire en forme d'étui, terminé
par un anneau qui permettait de le porter suspendu au cou ; la partie inférieure
est plate ; la partie supérieure garnie ; elles sont enrichies toutes deux,
dans leur pourtour de cabochons, ainsi que le volet à double charnière orné
de quinze turquoises, grenats et perles. Le reste est uni ; on lit seulement
gravé en caractères du XIIIe siècle : SCA MAGARETA. Le reliquaire contient
un doigt de cette sainte.
3° Un second reliquaire dont le pied découpé
comme celui des calices du XVIIe siècle porte trois statuettes qui soutiennent
une pyramide dont les faces sont garnies de cristal pour laisser voir à
l'intérieur diverses reliques : une fiole ayant renfermé du sang de sainte
Catherine ; une ceinture que La Mure dit avoir appartenu à saint Jean l'Evangéliste.
Une boule surmontée d'une croix et terminée inférieurement par une vis,
sert à fermer le reliquaire, dont une des faces s'ouvre de haut en bas à
l'aide d'une charnïère. Sur la base de la pyramide on lit ces inscriptions
en petites capitales romaines :
Ire FACE
2e FACEE
3e FACE
FRANCOISE DE NERESTANG Ire
ABBESSE DE STE MARGUERITE
BENISSON-DIEU A DONNE CE RELIQUERE DE LA SCAUNE.
Un autre reliquaire de 0m30 de hauteur, est un travail
en argent du XVIIe siècle. Une boite plate, arrondie à son sommet, surmontée
d'une croix et nantie par côté de deux appendices en forme d'anses ciselés
de têtes d'ange, est portée sur un pied en balustre dont le patin ovale
est décoré sur la tranche d'une dentelle ajourée. Les ornements au repoussé
qui couvrent le noeud, tout comme ceux qui sont guillochés sur la face de
la boîte, appartiennent au style Louis XIII. Dix reliques, dont un fragment
du bois de la vraie croix, sont disposées dans de petites cases à filigranes.
Un débat intéressant s'est élevé s'est élevé, lors de la
visite du Congrès archéologique, en 1885, au sujet de l'étui reliquaire
du XIIIe siècle. La sainte Marguerite dont il contient un doigt serait peut-être,
a-t-on dit, la religieuse du monastère de la Seaulve du diocèse du Puy,
monastère voisin d'une seigneurie de Saint-Didier, possession des Nérestang,
et l'abbesse Françoise aurait entendu marquer clairement cette origine par
l'inscription ciselée sur le reliquaire pyramidal construit dans le but
de contenir celui du XIIIe siècle.
Mais d'abord il n'y a aucune preuve démontrant que le grand
reliquaire ait eu pour mission de renfermer le petit. D'autre part l'existence
au XIIIe siècle d'un culte public rendu à la sainte religieuse de la Seaulve
est encore à établir. Et rien ne semble plus admissible que l'arrivée par
donation pieuse au trésor de la Bénisson-Dieu d'une relique insigne, soit
de sainte Marguerite, la pénitente franciscaine de Cortone, soit de sainte
Marguerite, la dominicaine hongroise, dont le culte pour l'une et l'autre
commence dans le XIIIe siècle.
Ce petit reliquaire étui a la forme même du doigt qu'il
avait mission de contenir. C'est une particularité archéologique curieuse
et fort rare. Ce n'est qu'à partir de la période romane que les boîtes à
reliques reçurent parfois la forme de la partie du corps saint qu'elles
devaient contenir.
II.
- PIERRES TOMBALES
Dans un mémoire sur la découverte que nous venions de faire
en 1884 à la Bénisson-Dieu, de l'enfeu et du sarcophage de la comtesse de
Forez, femme de Guy III
[72]
, ont été exposées les causes de l'absence presque complète de monuments
funéraires dans cette abbatiale, malgré le nombre considérable de fondations
d'anniversaires et d'élections de sépulture mentionné par les textes.
La discipline de Cîteaux défendait l'inhumation dans les
églises de l'ordre d'autres personnes que de rois, reines, archevêques ou
évêques. Trois cimetières, celui des moines, celui des laïcs ou des nobles
et celui des grands dignitaires ecclésiastiques, étaient statutairement
établis dans chaque abbaye, et, par exception pour
d'insignes bienfaiteurs, on tolérait soit la création d'enfeux sur les
parois extérieures des nefs, soit l'ensevelissement à côté des abbés sous
le grand cloître ou dans la salle du chapitre.
C'est au milieu de la salle capitulaire qu'avait été-inhumé,
en 1210, le corps du comte Guy II, dont La Mure, au XVIIe siècle, dans une
visite à la Bénisson-Dieu, trouvait intacte la « plate sépulture » et dont
il publiait l'épitaphe rimée
[73]
.
C'est encore probablement de cette même salle que provient
la belle plate-tombe d'un seigneur d'une puissante et noble maison du voisinage,
Humbert de Lespinasse. Son état de conservation parfaite prouve d'abord
qu'elle était placée dans un lieu abrité et non dans le cimetière des nobles
; puisque, tout en étant posée ras le sol, c'était avec une saillie suffisante
pour qu'on ne put marcher dessus. Elle ne meublait donc pas la galerie
du grand cloître, véritable promenoir.
On vient de la relever en 1884 du pavage de la chapelle
du calvaire où elle était encastrée. Et les fouilles pratiquées à cette
occasion ont fait reconnaître qu'elle ne recouvrait aucune sépulture en
ce lieu de l'église, où elle fut probablement transportée lors de la démolition
accomplie en 1764, suivant Courtépée, des anciens bâtiments conventuels.
Elle représente, simplement gravées suivant la mode qui
prévalut dès le milieu du XIIe siècle, les effigies du chevalier de Lespinasse
et de sa femme. Celle-ci sur un long surcot talaire qui cache la ceinture,
porte le manteau chape sans capuchon retenu sur les épaules par une bride
qui traverse la poitrine. Son voile couvre-chef encadre carrément le front
faisant deviner l'arrangement des cheveux séparés en deux, nattés et conduits
derrière à partir des tempes, avec de grosses proéminences sur les oreilles
[74]
. C'est la coiffure adoptée après 1280. Le chevalier porte le costume militaire
usité du milieu du XIIIe siècle au milieu du XIVe siècle, c'est-à-dire le
haubert complet mais sans la coiffe de mailles et recouvert du tabard des
cavaliers laissant voir le bas de la jambe et les pieds chaussés d'éperons.
Les deux personnages sont étendus les
pieds sur un chien et la tête encadrée dans un double trilobe dont deux
anges thuriféraires occupent les écoinçons.
Autour du chevalier se déroule une inscription qu'il faut
lire ainsi
[75]
:
Hic
jacet Dominus Humbertus de Espinacia miles qui obiit anno Domini millesimo
trecentesimo vigesimo quarto kalendis Aprilis videlicet die lune sancta
ante Pasca
C'est la date du lundi saint 1er avril
1324 (1325 nouveau style). Pas d'inscription autour de l'autre. L'épouse
aura survécu à son mari et n'aura pas été enterrée près de lui.
Deux autres dalles funéraires sont encore en place dans
les basses nefs. L'une, datée de 1695 et placée au pied de l'autel de Saint-Bernard,
recouvre la sépulture de la quatrième abbesse, dame Louise Houel de Morainville,
religieuse Augustine de Honfleur promue à l'âge de 20 ans au gouvernement
de la Bénisson-Dieu. Son épitaphe latine est accompagnée d'un écu circulaire
à ses armes, surmonté de la couronne de marquis avec la crosse en pal. Il
porte : Ecartelé : au 1er de... à
trois rocs d'échiquier d..., aux 2 et 3 échiqueté... à la bordure besantée,
au 4 de... à la bande de...; le tout palé de 6 pièces.
La pierre tombale de la neuvième et avant-dernière abbesse,
dame de Jarente de Sénas, morte le 7 août 1789, est en avant de l'autel
de Sainte-Marguerite. Elle n'est pas armoriée.
Ces deux plates-tombes sont déjà fort usées, Elles ont
une valeur tout au moins historique, et à ce titre mériteraient d'être relevées
et transportées dans la chapelle-musée, près de celle du XIVe siècle. On
les remplacerait sur les deux sépultures par des dalles de même dimension.
Avant de clore cette pâle et insuffisante
monographie, peut-être eût-il été intéressant d'y joindre la mention de
quelques objets d'art, tels que landiers, tableaux... disséminés dans les
collections particulières ou publiques et qui proviennet des bâtiments conventuels
vendus à la Révolution ? Mais ce serait sortir des limites que nous nous
sommes imposées.
On trouvera d'ailleurs toutes les indications
désirables dans les catalogues de musées, le Bulletin de la Diana et l'Histoire
de la Bénisson-Dieu, par M. l'abbé Baché.
Edouard Jeannez
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Dieu le Père. Fragment d’une Trinité
Statue en pierre. Fin du XV' Siècle.
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Stalle abbatiale mobile.
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Intérieur.
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Clôture de la chapelle de Nérestang.
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Autel de Sainte-Marguerite.
XVe siècle.
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Mort le 1er Avril 1324.
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
EGLISE DE LA BENISSON-DIEU
Carreau en terre émaillée provenant de la Bénisson-Dieu.
[1]
Bibliotheca
Cluniacensis, col.
1, 2, 3, 4 : Testamentum Wuillelmi cognomento Pii, Arvernorum comitis
et ducis Aquitanorum, de cunstructione
Cluniacensis loci.
[2]
Henri Martin, Hist. de
France, t. V, p. 563. Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t.
XIV, p. 36.
[3]
Bibliotheca Cluniacensis. Voir, dans les additamenta,
col. 1820, et les Notes d'André
Duchesne. Quercetani, col. 73, ce qui concerne les travaux exécutés
à Charlieu et à Ambierle par saint Odilon, dans la première moitié du
XIe siècle.
[4]
C'est en se fondant sur cette légende
que plusieurs auteurs, notamment Aug. Bernard et l'éditeur de La Mure,
ont adopté, pour le nom du monastère, la leçon Bénissons-Dieu,
qu'ils out fait venir du Benedicamus
Domino, attribué à saint Bernard.
C'est une faute. Ce n'est pas la forme latine benedicamus, mais celle de benedictio, qui a déterminé le vieux français
beneïçun lequel signifiait bénédiction :
Li arcevesques
ne poet muer n'en plurt,
L'archevêque ne peut se tenir d'en pleurer;
Levet sa main,
fait sa beneïçun. Il élève la
main, il leur donne sa bénédiction. Chanson de Roland, 188e couplet, v.
2194-95. (Traduction Léon Gautier.).
On sait que ce poème de la Geste de Roland fut écrit â la fin du XIe
siècle.
De Beneïçun,
on a fait successivement d'abord Beneiçon, puis Béneisson au XVIe siècle,
et enfin Bénisson. Bénisson-Dieu
est pour la Bénéisson-Dieu (Benedictio
Dei). Il ne faut pas d's, mais l'article est nécessaire.
[5]
L’ Abbaye de la Bénisson-Dieu, par l'abbé J. B., Lyon, 1880.
[6]
Saint Bernard, Lettre CLXXIIIe.
[7]
Pour ces donations, consulter : Chaverondier, Inventaire des titres du comté de Forez, Appendice,
p. 586, 587 ; - La Mure, Hist, des comtes de Forez, t. III, p. 37, 39; - La Mure, Hist. ecclésiastique. p. 316, 317, 318 ;
- Inscription dans la chapelle de Nerestang; - Aug,. Bernard, Hist du Forez, t. I, p. 186.
[8]
Pour les granges, consulter : Institutiones capitul, gen., Distinct.,
XIV, cap. XII, et Distinct., I. cap. XIV - D. D. Martène, Thesaurus anecd., t. IV, 1267; - Chaillou du Barres, Notice sur l'abbaye de Pontigny.
[9]
A. Lenoir, Arch. monastique, t. II, p. 357.
[10]
Par lettre confirmative des biens de la
Bénisson-Dieu, donnée par le pape Innocent III en l'année 1213, on pense
qu'à cette date, en outre de douze granges considérables, l'abbaye possédait
les cinq celliers de Villerêt, Poent, Montbrison, Quincey et Semur, avec
leurs vignes, prés, terres, bois et dépendances. Le nombre de ces établissements
s'augmenta dans le cours du XIIIe siècle. Une vente, passée en 1284 par
Durand de Saint-Haon, Damoiseau mentionne une grange
des moines blancs proche Reneyson.
[11]
D. Martène, Thesaurus
anecd., IV, Regul. conversorum Cist.
[12]
La Mure, Hist. des comtes de Forez, t. III, p. 38, n° 40. Charte confirmalive de Guy III.
[13]
A.
Chaverondier, Inventaire des
titres du comté de Forez, Appendice, p. 536 : Littera
fundationis grangiae (De Rivis)… 24 nov. 1160.
[14]
A. Chaverondier, ibidem, p. 586, 587, 589.
[15]
La Bénisson-Dieu paraît avoir suivi à
la lettre les préceptes rigoureux de la Charte de charité, Carta caritatis, le premier règlement en cinq
chapitres de l'ordre de Cîteaux confirmé on 1119 par In pape Calixte II,
qui interdit aux monastères la possession des églises, des villages, des
serfs, des fours et des moulins banaux. Les abbayes cisterciennes pourront
se libérer du droit de dîme, mais jamais elles ne se feront payer la dîme
du travail d'autrui ; elles auront des terres arables, des vignes, des
prés, des bois, des cours d'eau pour la pêche et pour y établir des moulins
qui seront à leur usage seulement... Les instituts du Chapitre général
promulgués en 1134 et 1140, renouvellent ces décisions et ajoutent les
rentes fonciéres ou cens à la liste des biens dont la propriété est défendue.
Le Monasticon Cisterciense,
ch. IX, p. 248, s'exprime ainsi : « Devant vivre du travail
de leurs mains, et principalement du travail agricole, les moines ne doivent
posséder que les biens sans lesquels ce travail serait impossible. » (D'Arbois
de Jubainville, Etudes sur l'intérieur des abbayes cisterciennes).
Les titres compulsés par M. l'abbé Baché ne mentionnent qu'un achat
à titre onéreux, comprenant échange pour partie, fait par la Bénisson-Dieu,
durant le premier siècle de son existence. C'est celui de la terre de
Chatuy, au voisinage de la grange de Rioux, qui appartenait à Aymard de
Vernoille et Aymond de Chatuy. Les autres acquisitions, signalées dans
la même charte confirmative de Guy lI, concernent des rachats de dîmes
dont nos religieux pouvaient se libérer sans enfreindre la régle. La Mure,
Hist. des comtes de Forez, p. 37, charte 39.
[16]
La Mure, Hist. des comtes de Forez, t. I, p. 168, note.
[17]
Mure, ibid.. t. I,
p. 173.
[18]
Violet-le-Duc,
Dict.d'architecture.
[19]
L. Monery, les Vues roannaises d'E. Martellange (Roannais
Illustré, 2e série, p. 145).
Ces trois vues nous montrent le monastère tel qu'il était depuis la fin
du XVe siècle, après les travaux et remaniements opérés par le prieur
de La Fin, après la suppression des fortifications et des dépendances
agricoles. Elles font partie d'un recueil conservé au cabinet des estampes
de la Bibliothèque nationale, et orné, au XVIIIe siècle, par un collectionneur
ignorant d'un titre qui les attribue au crayon du peintre François Stella.
La fausseté de cette attribution, rééditée par l'abbé Baché dans son Histoire
de la Bénisson-Dieu, et par A. Lenoir, dont le Traité d'architecture monastique donne la reproduction de deux de
ces vues, a été péremptoirement démontrée par M. Henry Bouchot, archiviste,
qui a rendu à Etienne Martellange la paternité de ses dessins.
[20]
Ed. Jeannez, Tombeau d'Alice de Suilly, comtesse de Forez, 1887.
[21]
A. Lenoir, Arch. monastique, t. II, p. 311, 329, 359.
[22]
C'est sous Philippe le Hardi que commence
la décadence des grands ordres religieux, qui passent de l'état purement
monastique à celui de propriétaires féodaux, grâce â leurs possessions
foncières considérables.
[23]
Les hourdages antérieurs au XIIIe siècle
sont tout en bois et ordinairement indépendants du comble. Ceux de la
Bénisson-Dieu ont leurs parapets hourdés en maçonnerie dans des croix
de Saint-André, et font partie du comble par leurs potelets verticaux.
C'est le système du hourd â demeure, sorte de mâchicoulis continu, qu'on
retrouve dans toutes nos places ou châteaux forts du Roannais, jusqu'au
XVe siècle, comme en témoignent les vues des villes et châteaux de Crouzet, Reneyson, Sainctan (Saint-Haon-le-Châtel), Saint-Just-en-Chevalet, Saint-Germain-Laval,
et du petit donjon du bourg
de Roanne,.., vues faisant partie d'un album de copies, exécutées
d'après G. Revel, pour M. de Gaignières, au cabinet des estampes de la
Bibliothèque nationale. - A Saint-Haon apparaissent quelques-uns de ces
mâchicoulis de pierre, dont l'usage avait commencé avec le XIVe siècle.
[24]
C'est l'itinéraire donné par Valbonnais et que suivirent,
en 1345, les députés envoyés de Marseille à Paris par Humbert II, dauphin
de Viennois. Pour le grand chemain
tendant de Lyon â Charlieu par Saint-Clément-de-Valsonne, et de Charlieu
à Marcigny-les-Nonnains par Pierre-Folle, paroisse d'Iguerande, consulter
Vincent Durand, Recherches sur la station de Mediolanum (Mémoires
de la Diana. t. I, p. 38).
[25]
Bibliothe. Clun., col. 754 A. « Les courriers venant d'Angleterre ont coutume de venir
à Marcigny, d'aller à Lyon, puis de pénétrer ainsi en Provence, en évitant
Cluny..... Solent Marciniacum venire,
Lugdunum adire, Provinciam penetrare..... » Cette voie, la plus courte,
avait conservé la préférence jusqu'au siècle dernier.
[28] Menelog. Bened., 10 mai
[29]
Quelques rares exceptions â cette disposition
ont été signalées par M. de Montalembert dans le Bulletin monumental, vol. XVII.
[30]
Ce n'est qu'au XIIIe siècle que l'abbé
de Clairvaux put obtenir du chapitre général l'autorisation de suspendre
un cierge devant les reliques de saint Bernard (D. Martène, Thesaurus novus anecdoferum, t. IV, col. 1245). - Lettre à M. Montalembert sur les reliques de saint Bernard
(Migne, t. CLXXXV).
[31]
Pour toutes ces prescriptions rigoureuses
de la règle de Cîteaux, consulter: Statuta selecta capitulorum generalium ord. Cisterc. ap. D. Martène,
Thesaurus.... t. IV, c. 1213
â 1646.
[32] Le plan qui accompagne l'ouvrage de M. l'abbé B. a été dressé par M. Donjon, instituteur â la Bénisson-Dieu avant la disparition des anciennes substructions. Il reproduit exactement ces dispositions du chevet.
[33]
L'église neuve de Noailly, prés de la
Bénisson-Dieu, présente ce genre de voûtage. Les voûtes d'arête barlongues,
construites il y a moins de vingt ans, sont cassées; leur chute est certaine
dans un délai rapproché et aucun chaînage ne pourra prévenir cet événement.
Il faudra les refaire complètement.
[34]
Les clefs des arcs ogives sont à 0m90
au-dessus de celles des doubleaux.
[35]
Parmi les débris de pierres taillées composant
le musée lapidaire récemment créé dans l'église, figure une courte colonnette
de l'époque ogivale à six pans, à base étroite et portant, en guise de
chapiteau, une petite cuvette percée, dans le fond, d'un orifice pour
faire écouler le liquide qui y était versé. Ne serait-ce pas là la véritable
piscine qui desservait l'autel de P. de la Fin, et aurait été enlevée
lorsque, le service paroissial se concentrant dans la grande nef, la chapelle
fut à peu prés abandonnée?
Dans cette hypothèse la niche avec cuve creusée dans le
mur ne pouvait être qu'un baptistère, car la d'armoire aux saintes huiles
est trop problématique.
[36]
Un seul fait donnera la mesure des imprudences
commises. Lors des récents travaux de 1885-86, on a enlevé la quantité
de 363 mètres cubes de gravois dont on avait chargé, au XVIIe siècle,
les voûtes de la basse nef méridionale pour former le terre-plein du passage-tribune.
[37]
Bulletin de la Diana,
t. 11, p. 70; - t. 111, p. 93.
[38]
Depuis la rédaction de cette étude, ces
diverses réparations ont reçu un commencement d'exécution. Le 27 octobre
1888, a été donnée par M. l'inspecteur général des beaux-arts l'adjudication
des travaux de la flèche et du choeur.
[39]
Apologia de vita et moribus religiosorum, ad Guilielminum
abbatem sancti Theodorici. Saneti
Bernardi.
Claravallensis ahbatis primi, melliflui doctoris, opera,
t. IV, Lugd., 1679.
[40]
Domine dilexi decorem domus tuoe et locum habitationis
gloriae tua.. (Psal. 35.)
[41]
D. Martène et Durand, Thesaurus nov. anecd., t. V, col. 1571.
[42]
Spon. Recherches curieuses d'antiquités.
[43]
Voir partie II, ch.II de ce mémoire.
[44]
L'église paroissiale de Saint-Haon-le-Châtel
possède encore un de ces arcs à crucifix, qui est d'un assez bon travail.
Deux édifices de notre région : l'abbatiale romane de Saint-Rigaud, complètement
démolie après la Révolution, et l'église saint Philibert de Charlieu,
présentaient encore, au milieu du XVIIIe siècle, les très curieux et rares
spécimens, l'une de la trabes antique, l'autre du jubé
primitif du XIVe siècle. C'est ce que nous apprend le procès-verbal manuscrit
d'une visite pastorale faite, en juillet 1746, par Henry-Constance de
Lort de Serignan de Valras, évêque de Mâcon, dans les paroisses de l'archiprêtré
de Charlieu.
Au
paragraphe de la définition de l'abbatiale
de Saint-Rigaud, dans la paroisse de Ligny, se lisent ces mots : « Le chœur est fermé en devant par une
balustrade faite depuis peu, qui ne convient pas. Au dessus est une pièce
:traviersière cintrée qui appuye sur les deux piliers et qui porte un
grand crucifix. ». Plus intéressants encore sont les détails
fournis par le procès-verbal de la visite à l'église paroissiale de Saint-Philibert
de Charlieu : « Au bas du choeur est une tribune en pierre
en forme de jubé, qui porte sur une arcade voûtée qui est trop basse,
trop étroite, qu'il conviendroit de supprimer; au-dessus de laquelle est
l'autel de Saint-Jean-Baptiste et un grand crucifix au dessus. Lad. tribune
est environnée d'une balustrade antique de pierre. Au-dessus de lad. tribune
est un grillage en fer qui ferme à clef. Il conviendroit de l'otter et
d'y mettre en place la table de communion. «
Cette description nous semble constituer un document du plus haut intérêt
au point de vue archéologique et liturgique; nous y reviendrons prochainement.
Ce qui en résulte en tout cas clairement, c'est que cette curieuse tribune
de pierre, avec sa petite et basse arcade voûtée et sa balustrade antique,
était une clôture datant probablement du XIVe siècle, et dont l'aspect,
ainsi que les dispositions, devaient avoir de grandes analogies avec le
saisissant jubé toujours debout dans l'église de la Chaise-Dieu.
[45]
Parallèle de l'architecture antique et de la moderne, avec
un recueil des dix principaux auteurs qui ont écrit des cinq ordres, par Errard et de Chambray. Ces dix auteurs sont huit Italiens
: André Palladio, Seb.Serlio D..Barbaro, P. Cataneo, L.-B. Alberti, Viola,
V. Scammozi, Viânole; et deux Français : Jean Bullant, l'architecte d'Ecouen,
et notre maître lyonnais, Philibert Delorme.
[46]
Voyage littéraire de deux Bénédictins..., I- partie.
[47]
L'un de ces panneaux, appartient au musée
de Roanne. Les deux autres faisaient partie de la collection statuaire
Lescornel, qui. durant environ trente années, fut professeur de dessin
au collège de Roanne. On ignore ce qu'ils sont devenus, mais on en possède
les photographies exécutées par M. S. Geoffray.
[48]
Voir notamment los draperies sculptées
de la belle chambre d'Abraham, au château de Sury-le-Comtal.
[49]
Voy. récit du sacre de l'empereur Baudoin,
dans la Chronique de Villehardouin.
[50]
« Ces aumonières étaient des sacs ou bourses, que l'on portait
extérieurement, pendues â une cordelière. L'argent, les papiers, le livre
d'heures, les gants avaient leur place dans l'aumonière. Elles étaient
presque toujours richement brodées et marquées aux armoiries: aussi l'on
remarque, parmi les maîtresses de faiseuses d'aumônières, Marguerite,
la blazonière. » (La Broderie,
de E. Lefébure, p. 82.) - V. Victor Gay. Glossaire passim.
[51]
Histoire du costume, par Quieherat.
[52]
Mélanges d'art et d'archéologie, par Léon
Palustre, 1889.
[53] Bulletin de la Diana, tome IV, n- 2. - Voir le Roannais Illustré, IIIe série, page 109.
[54]
Didron, Iconographie chrétienne, introd. p. 1.
[55]
Si l'absence du voile est rare dans l'iconographie
de la Sainte vierge au moyen âge, la coiffure de cheveux nattés l'est
encore bien davantage. Les nattes tombantes avaient été abandonnées au
XIIIe siècle par les filles et les vierges qui laissaient pendre leurs
cheveux sur le dos comme une crinière, signe de virginité qui a repris
et exclusivement observé au XVe siécle par l'imagerie de la vierge Marie.
Mais dans l'intervalle, après 1280 et jusqu'à la fin du XIVe siècle, les
nattes avaient reparu dans la coiffure des dames nobles.
[56]
Abbé Martigny, Dict. des Ant. chrét., p. 192.
[57]
Voici le texte de saint Ambroise: « Stabat ante crucem mater, et fugienlibus viris
stabat intrepida. » - La Mère se tenait debout au pied de la croix
et demeurait intrépide pendant que les hommes fuyaient.
Un catalogue ancien des richesses d'art
de la Bénisson-Dieu ne se fut pas autrement exprimé.
[58]
Les rayons et les langues de feu se rencontrent
quelquefois dans la deuxième moitié du XVe siècle. On les trouve à Ambierle
sur le retable.
[59]
On trouve dès le XIIe siècle et jusqu'à
nos jours pour ainsi dire, la statuaire concourant â la décoration des
pignons des façades à la place des imbrications, damiers et autres combinaisons
d'appareils de l'époque romane. Le portail de l'église de St-André-d'Apchon,
construction du XVIe, présentait, avant sa destruction, vers 1863, cette
disposition d'une statue de Notre-Dame posée en saillie extérieure et
abritée par un dais polygonal.
[60]
Cette reconstruction fut sans doute contemporaine
de l'installation au XVIIe siècle de la croupe de la toiture qui déshonore
la façade, et ne figurait pas dans le plan primitif du grand comble comme
le prouve sa charpente.
[61]
Victor
Gay, Glossaire…, p. 696
[62]
Du
Cange, Glossarium…, V au mot
Majestas. - Guill. Durand, Rational..., liv. IV, chap XXV, n° XI.
[64]
Voir le Roannais
Illustré, IIIe série, p. l40.
[65]
Nous devons â l'inépuisable obligeance
de notre savant cousin et ami: M.A. Chaverondier, de pouvoir reproduire un court extrait de ce manuscrit : Procès- verbal de visite du diocèse de Lyon
1469. Arch.
Fonds latin ancien no .5529.
F° 122.
- Apud Greysolles. Religetur Missale et fiatt in eo Majestas et reparetur
in loris caducis. Religetur quoddam parvum Missale quod habent et fiat
in eo Majestas.
F° 128. - Apud sanctum Johanem Lavestre. Fiat Majestas novo in novo canone Missalis
F° 135. - Apud Chandiacum. Habeant unun Missale novum…et
Fiat in eo Majestas nova.
[66]
Cette statue de Montaiguet existe encore et dans un bon
état de conservation, car elle avait été murée pendant la Révolution.
Suivant un de nos collégues de la
Diana, M. Monery, qui l'a vue il y a peu de jours, ce serait une représentation
de Dieu le Père, dont la main droite, beaucoup plus élevée que l'autre,
tenait le globe symbolique disparu depuis quelques années seulement. Le
fauteuil est â haut dossier. Le style manque de distinction. Le travail
est grossier. I1 n'y aurait aucune parenté artistique entre cette statue
et celle de la Bénisson-Dieu.
[67]
Extrait du testament de Jean-Claude de
Nérestang: «J'ordonne que l'on y porte (dans la chapelle) l'effigie en
marbre de Notre Dame que j'ai fait faire â Gênes, au piédestal de laquelle
sont nos armes et devise en bronze doré, et qui est en ce moment â la
douane de Lyon ».
[68]
Par le terme générique de pavages émaillés, nous n'entendons parler
ici bien entendu que des anciens vernis plombifères translucides, et non
de l'émail blanc stannifère, ni des couleurs vitrifiables qui n'apparaissent
qu'au XVe siècle.
[69]
Ap. D. Martenne, Anecd... IV, 1362.
[70]
L'Encyclopédie d'architecture a publié, d'après un dessin de M. Millet, une planche en
couleur de toiture polychrome, tout â fait inexacte.
[71]
Rapport de M. le curé Dard au Congrès
scientifique de 1862
[72]
Jeannez. le tombeau d'Alice de Suilly... -Montbrison 1887.
[73]
La Mure, Hist, des ducs de Bourbon, livre II, chap. XI.
[74]
Hist. du Costume, par Quicherat, passim.
[75]
MM. Coste et Guillien ont donné de cette
inscription une lecture complétement inexacte.